Hypothèse : c’est peut-être à force d’inviter des critiques littéraires lors de sa résidence-séminaire à l’université de Paris-X Nanterre, en 2015, et de les entendre raconter toutes sortes d’avanies que Frédéric Ciriez a eu l’idée de ce roman horrifique et comique sur l’état de la critique aujourd’hui. S’y affrontent deux visions de la transmission, celle des « vieux médias » (journaux, télé) et celle de l’ère Youtube, dans un monde où la littérature semble avoir changé de visage et où les anciennes « plumes » journalistiques en reconversion se voient offrir des formations « de rédacteur territorial via le Centre national d’enseignement à distance ».
Frédéric Ciriez, BettieBook. Verticales, 192 p., 18,50 €.
À tous les étudiants en métier du livre ou journalisme qui veulent encore des renseignements sur le « métier de critique » (sans s’être aperçus que la fiche n’existe plus à l’Onisep ni s’être renseignés sur les chiffres de vente des suppléments littéraires), on conseillera ce profitable BettieBook. Évidemment, lu de l’intérieur par un critique, le roman de Ciriez n’a forcément pas la même tête que pour un lecteur non-professionnel. Son héros cumule toutes les tares possibles de ce qui n’est donc plus un métier, si cela l’a jamais été. Stéphane Sorge, qu’on appelle aussi S.S. car il est « assez craint », ou « Super Style », est star au Monde des Livres. Sorge n’est pas son vrai nom, mais une réminiscence blanchotienne marquant son indécrottable attachement à la littérature du désastre. Il a un statut précaire et « se reproche d’avoir squatté trop longtemps des lieux d’expression prestigieux où on l’a maintenu pigiste ». Cela aurait pu aussi bien être à Libération ou au Figaro, on connaît des exemples. Il a également une chronique sur Paris Première, est de tous les jurys de prix et de toutes les émissions radios, écrit pour Books, a été lecteur pour la commission littérature du Centre national du livre : « lors de la dernière assemblée, il observe une écrivaine membre de la commission qui éreinte le dossier d’une consœur ». Et comme tout cela nourrit de moins en moins son homme, il écrit aussi sous pseudo pour Télé 2 semaines : « Le nouveau roman de Patrick Sébastien, c’est Noël avant l’heure ! »
Auparavant, il faisait des « ménages » moins avouables sur Amazon.com, mais le géant de la distribution n’accepte plus les faux commentaires, hélas. Il ne manque guère à Sorge que de profiter de son pouvoir de nuisance pour publier de méchants romans et obliger ses collègues à les recenser en vertu du théorème de Karl Kraus [1], pour être le portrait à peine exagéré du critique littéraire français moyen. Ciriez l’a cruellement ancré dans notre réalité, comme s’il s’agissait d’un roman historique : il fait témoigner Claro, on croise Jérôme Mauche à la fondation Ricard ou encore Marcela Iacub, « vêtue d’un trois-quarts de cuir noir et de lunettes fumées. » Malgré sa précarité, ce héros bouffant à tous les râteliers n’inspire aucune pitié. L’auteur en a fait un être assez vil et veule, comme disait Gainsbourg, ridicule et, d’une certaine façon, responsable de sa propre déchéance : « le 7 mai 2017, de retour chez lui après une soirée électorale bien arrosée avec des amis journalistes, il lit en ligne un article de Paul Ricœur publié en 1960 dans la revue Esprit et scanné par un blogueur, « La sexualité : la merveille, l’errance, l’énigme ». Le philosophe le rappelle, « la littérature a une fonction irremplaçable de scandale ». Il s’endort la bouche ouverte, un filet de côtes-de-blaye au coin des lèvres. »
Un jour, sa chef de service (on est en 2019, c’est une dystopie) lui commande une enquête « sur les booktubeurs et les influenceurs littéraires du web ». Si vous avez raté le début de la révolution numérique, sachez que les « booktubeurs » sont des amateurs de lecture qui ont une chaîne sur la plateforme Youtube, où ils présentent leurs coups de cœur littéraires. Il s’agit souvent de jeunes filles, évoquant des « young adult novels » et des best-sellers [2]. À l’occasion de ce reportage, Sorge rencontre Bettie Book, fameuse booktubeuse spécialiste de la dystopie, ça tombe bien, qui n’a jamais lu Le Monde des Livres car, lui répond-elle, « je l’habite, lol. (…) Ben oui, j’habite le nouveau monde des livres. Pas l’ancien où tu travailles. » À ce point, on comprend que le roman de Ciriez n’est pas une satire destinée au seul milieu littéraire, mais que ses observations valent pour presque tous les secteurs de la production. Ainsi son ami Chris est un « ancien critique littéraire qui a monté une start-up spécialisée dans la production de textes automatisée par un logiciel d’intelligence artificielle », employée entre autres par Le Monde [3]. Il aurait aussi bien pu être caissier de supermarché ou serveur puisque plus de 40 % des emplois pourront, selon les meilleurs spécialistes, bientôt être remplacés par des machines. Bettie Book quant à elle n’est pas un robot mais un être virtuel : « plus on s’abonne à sa chaîne, plus elle existe. Elle est un média, l’actualisation sans fin d’un corps et d’un discours. Elle est BettieBook. » En effet, il n’est jamais question de « littérature » au sens ancien chez les booktubeurs : pas d’analyse mais simplement des évaluations comparatives (moins bien que le précédent, mieux que l’adaptation ciné, etc.) et « la mise en scène » d’un « état émotionnel » qui « ruisselle d’affects empathiques. La performance montre la joie et désigne le bonheur. » Un des passages obligés d’un épisode de booktubing étant l’« unboxing » surexcité du livre, c’est-à-dire le déballage – moment commun à toutes les chaînes Youtube qui présentent des produits tels que maquillage, jeux vidéo, high tech, etc.
Si l’on veut se rassurer sur l’ampleur du phénomène, on notera que les booktubeurs sont pour l’instant les enfants pauvres de l’univers Youtube. 66 000 abonnés pour Nine Gorman par exemple, contre 460 000 pour Julien Ménielle et sa chaîne d’info sexologie et santé intitulée Dans ton corps. Même avec du miel, les mouches se méfient du vinaigre des livres. Mais Bettie, elle, frôle à la fin du roman les 34 millions d’abonnés. Sorge a donc raison d’être totalement paranoïaque et de se voir en « bête traquée par le nouvel ordre du goût, […] agent mondain du tri sélectif des déchets culturels, […] futur expulsé du territoire des livres ». Face à cette concurrence qu’il juge déloyale, il décide de combattre le mal par le mal en employant la ruse du « revenge porn ». Se développe ainsi un jeu de séduction entre la booktubeuse (dont le vrai métier alimentaire est « esthéticienne solaire », on appréciera la métaphore) et le critique en berne. Ciriez pratique alors une sorte d’accélérationnisme en faisant tourner à toute vitesse les marottes de l’époque, tel le sexe « furry », les Femen ou le jargon juridico-politique (« vengeance pornographique dans le cadre de la République numérique »), et renvoie ainsi dos à dos (ou réconcilie) les protagonistes de ce monde esthétique en mutation. Ce n’est pas tout à fait une surprise car, depuis le début du roman, Stéphane Sorge montrait un goût prononcé pour la lecture du Nouveau Détective, de préférence à celle de l’actualité littéraire…
Par delà le tableau sardonique des bouleversements que le numérique impose au partage des idées et à la forme des sentiments, BettieBook peut aussi être lu comme le témoignage d’une légère angoisse libidinale (au sens d’économie libidinale, comme disait Lyotard). Que la verticalité soit remplacée par l’horizontalité, d’une certaine façon, pourquoi pas ou tant mieux – ce qui fait qu’on n’accepte plus de conseils que de personnes dont on croit, tels les youtubeurs, qu’ils sont nos voisins, et non plus des institutions et de leurs représentants : les profs, les flics, les journalistes, etc. Dans le roman, cette incommunicabilité se concrétise et s’expose dans la longue scène de sexe entre Stéphane et Bettie où Ciriez passe au vitriol la question des libido sciendi et fruendi : le « critique » y devient bêtement verticalité turgescente et punitive, tandis que la « booktubeuse », malgré son immarcescible « félicité », finit par demander à son amant « Est-ce que mon sexe existe ? » C’est que l’un et l’autre (on vous « divulgache » la conclusion) ont apparemment oublié de se poser correctement la question du sens : car ce n’est pas tout de désirer, encore faut-il savoir à quoi ça sert.
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« Au début il y eut l’exemplaire pour le critique, envoyé par l’éditeur. Il écrivit alors un compte rendu. Puis il écrivit un livre que l’éditeur accepta et donna à un autre comme exemplaire pour la critique. Celui qui le reçut fit comme le premier. C’est ainsi qu’est née la littérature moderne. » (in Aphorismes. Dires et contre-dires, trad. Pierre Deshusses, Payot & Rivages, 2011, p. 155)
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La plus regardée en France est Nine Gorman.
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Lire cet article sur le robot-rédacteur utilisé par Le Monde à l’occasion des cantonales 2015.