Dix ans après sa mort, une fois un peu effacée la mémoire de ses polémiques, qui le faisaient prendre tantôt pour un infâme réactionnaire tantôt comme un libéral avancé, vaut-il la peine de relire Jean-François Revel ? Définitivement oui, car sa prose lucide et tonique, sa curiosité montagnienne et son rationalisme manquent à nos temps pusillanimes.
Jean-François Revel, Mémoires. Édition établie et présentée par Laurent Theis. Bouquins, 896 p., 32 €
On relira avec plaisir ces mémoires parus en 1997 – au titre superbe, Le voleur dans la maison vide –, ici complétés par d’intéressants appendices inédits. D’abord parce qu’ils sont un témoignage de première main sur plus d’un demi-siècle d’histoire, vécu par un homme qui, nous dit-il, eut toujours l’impression d’être libre à la manière de l’image stoïcienne qu’il aimait s’appliquer, celle du chien attaché à une charrette qui est tiré s’il veut la suivre, et qui, s’il résiste, ira de toute manière dans la même direction mais plus inconfortablement.
Le Marseillais Jean-François Ricard, qui ne devint Jean-François Revel qu’en 1957, naquit en 1924 dans une famille bourgeoise de petits industriels, monta à Lyon pour devenir interne au lycée du Parc, et entra à l’École normale supérieure en 1943. La partie la plus intéressante et la moins connue de sa biographie est constituée par ses années de résistance à Paris, puis à Lyon, sous le mentorat d’Auguste Anglès, et son rôle dans la « République de Rhône-Alpes » à la Libération et sous l’épuration. Il y fut confronté à la mise en accusation de son père, collaborateur, qu’une intervention de Raymond Aubrac épargna de justesse. Il raconte sa vie comme une série de rencontres, où il se laisse entraîner, comme le chien stoïcien, par des personnages douteux, comme Gurdjieff, Marc Zuorro, et plus tard d’autres, tout aussi séduisants, mais quand même plus étoffés, comme de Gaulle et François Mitterrand, pour ensuite ruer dans les brancards, en s’échappant, en prenant des postes d’enseignant au Mexique, puis en Italie, pour s’évader du lycée vers le journalisme. À l’époque de France Observateur, il s’oppose à de Gaulle en allant vers Mitterrand, puis résiste à ce dernier en devenant journaliste à L’Express, puis directeur quand Jean-Jacques Servan-Schreiber passe la main pour tenter une improbable reconversion giscardienne, et enfin à Jimmy Goldsmith, milliardaire qui prétendait jouer en France les Citizen Kane, en allant au Point de Claude Imbert, pour devenir l’une des figures majeures de la droite libérale.
Il avait, comme Raymond Aron, choisi son camp, à une époque où il fallait choisir son camp (ce n’est pas que les choses aient de nos jours changé, mais les combats sont plus douteux). Ses essais politiques, Ni Marx ni Jésus (1970), La tentation totalitaire (1976), La grâce de l’État (1981), ses éditoriaux, ses diatribes contre les communistes et leurs alliés socialistes, sont finalement ses œuvres les plus volatiles. Dans la tradition du libéralisme français, celle de Constant, Tocqueville, Guizot, Taine et Aron, il occupe un rang honorable. Tous ceux qui, étudiants, furent impressionnés par l’article de Sartre « Élections, piège à cons », en 1973, et haïssaient autant Revel à L’Express qu’Aron au Figaro auraient été prêts à les lyncher pour avoir dénoncé « les âneries de 1968 », et pour avoir avec constance défendu la politique extérieure des États-Unis et le patronat. Mais ils oubliaient que Revel détestait tout autant la droite nationaliste et chrétienne que les marxistes et qu’il n’avait pas plus de sympathie pour les Hussards que pour Tel Quel. La situation est si confuse aujourd’hui, en nos années post-11 Septembre et post-Daesh, qu’on regrette la clarté des propos de Revel, leur rappel vigoureux des principes de la démocratie, qui le faisaient taper aussi bien sur les gauchistes que sur les gaullistes.
Les engagements politiques de Revel ont fini par prendre le pas sur ses engagements philosophiques et artistiques. Mais, la plupart du temps, c’étaient les seconds qui dictaient les premiers. L’Italie, l’enseignement à l’étranger, l’édition, l’art, l’intéressaient plus dans les années 1950 et 1960 que la vie politique. Nous chérissons tous, quand nous en retrouvons un exemplaire chez un bouquiniste, sa collection « Libertés » chez Julliard, grâce à laquelle le genre du pamphlet, naguère porté haut en France par Courier, Hugo, Taine, Bloy, France, Benda, et qui tendait à disparaître, fut renouvelé. Revel publia là des textes aussi passionnants et importants pour l’histoire que le Discours de Celse contre les chrétiens, le livre de Rougier sur la scolastique, L’Église et la République d’Anatole France, mais aussi La question d’Henri Alleg et le Portrait du colonisé d’Albert Memmi, et réédita tous les grands pamphlétaires. Il était l’un d’eux.
On n’aime pas, en général, le pamphlet ni la satire, qu’on considère comme jugeant plus leur auteur que leurs cibles. Mais un pamphlet ou une satire ne valent pas que par leurs qualités littéraires ou leur ton vitriolesque. Ils ne valent que s’ils proposent des arguments. Un pamphlet raciste ou bête est comme une blague ratée. Revel ne vitupère pas, il donne des raisons. Sa meilleure veine, à mon sens, est dans ses essais des années 1950. Pour l’Italie (1958), Le style du général (1959) et Sur Proust (1960) manient la satire avec talent, mais n’égalent pas le livre qui le fit connaître, Pourquoi des philosophes (1957). Il y fustige la philosophie scolaire et universitaire, ennuyeuse à souhait, et reproche à la profession tout entière de n’être que du bavardage. Le livre déplut profondément à Sartre, Merleau-Ponty, Lévi-Strauss, et Lacan, qui y étaient brocardés intelligemment (Lévi-Strauss répondit dans son Anthropologie structurale), et il eut un grand succès. Si l’on excepte la part d’injustice nécessaire à l’écriture des pamphlets (le ton doit être vif), il fait mouche la plupart du temps, et on se réjouit aujourd’hui en relisant ses diatribes contre Bergson, qui rappellent celles, cinquante ans avant, de Benda et, plus tard, de Politzer.
La suite, La cabale des dévots (1962), est encore meilleure, et il faut relire les pages que Revel consacre à Heidegger, qui sont prémonitoires quand on songe qu’on n’en était alors qu’à l’époque où le Todtnaubergien faisait son entrée dans le paysage philosophique français : « Il a fallu attendre Heidegger pour trouver un homme capable de mentionner ses opinions personnelles et momentanées comme des données n’offrant aucune différence de nature par rapport aux résultats de trois siècles et demi de physique et de biologie. Et cet homme n’est pas un Alfred Jarry ou un Artur Cravan – plût au ciel qu’il le fût ! mais le plus professoral des dissertateurs… La vieille thèse romantique allemande de l’impuissance de l’entendement, le mépris plus récent du ‟rationalisme” et du ‟scientisme” se trouvent sous la plume de philosophes qui s’expriment dans le langage de l’entendement et de la rationalité ; la confusion et l’égalisation de la pensée avec preuves et de la pensée sans preuves règnent dans les écrits dont les dehors sont ceux de la démonstration ».
Que n’aurait-il dit s’il lui avait été donné de lire Badiou, Žižek, et autres mages ou charlatans de pluie plus récente ! Bien souvent, Revel aime à dire que le roi est nu, et ses jugements de bon sens méritent encore d’être cités, par exemple quand il remarque : « Peut-être une sorte d’hégélianisme brutal et sommaire est-il entré dans nos mœurs et nous fait-il croire à la nécessité philosophique de toute idée ayant surgi à un moment ou à un autre ». Il anticipe bien des critiques comme celle d’autophagie chez les philosophes que l’on retrouvera chez Bouveresse et chez tous ceux qui sont désespérés que l’enseignement de la philosophie ait fini par devenir l’enseignement d’une forme d’ignorance autosatisfaite : « Philosopher devient une sorte de fonctionnement impalpable, qui dispense de pénétration pour parler de psychologie, d’information pour parler de politique, de vivre pour parler de la vie , de connaître pour parler de connaissance ». Ces pages lucides, où il n’y a, un demi-siècle plus tard, pas grand-chose à changer, font regretter que Revel ait plus tard, par choix idéologique et politique, défendu les charlatans réunis sous la bannière de la « nouvelle philosophie ». Pourquoi être si dur avec Sartre si c’est pour passer les plats à BHL ? Il avoue lui-même qu’on n’est pas toujours au mieux de sa forme.
Inutile de dire que ces pamphlets ne lui donnèrent pas grande envie de continuer à enseigner, et il démissionna en 1963 de l’enseignement pour se consacrer au journalisme et devenir ce qu’on appelait jadis un « publiciste ». Il ne renonça pas à la philosophie pourtant, et considérait la plupart de ses livres comme des livres de philosophie. Mais ses ouvrages ultérieurs, comme son Histoire de la philosophie occidentale, qui s’arrête au XVIIe siècle, ne sont pas à la hauteur. Revel ne va pas plus loin parce que, selon lui, la philosophie ne vaut rien quand elle n’est pas associée à la science. Il a raison, mais il a tort de considérer que, une fois la philosophie éloignée de la science, en gros depuis Kant, elle devient un bavardage existentiel ou éthique. Il appelle d’ailleurs, dans son essai avec son fils, l’inoxydable moine bouddhiste Matthieu Ricard, à une philosophie comme sagesse, sans pour autant renoncer à son athéisme. Quand on a écrit des essais aussi piquants que ceux qu’il écrivait dans les années 1950 et 1960, il est un peu triste de voir qu’il cautionna cette conception essentiellement pratique et eudémonique de la philosophie, qu’il avait dénoncée jadis, au lieu de chercher à s’intéresser à des formes de philosophie contemporaines plus conformes à ce qu’il espérait quand il critiquait la philosophie universitaire française. Mais, au fond, c’est peut-être ce que le titre de ces mémoires veut dire : on entre dans la vie intellectuelle par effraction, pour en ressortir les bras ballants, car il n’y avait pas grand-chose à y trouver de plus que le vide sidéral.
Mais qu’on relise – ou lise, car j’ai l’impression que ce livre n’a pas été lu – La connaissance inutile (1988), l’un de ses livres les plus réussis et les plus prophétiques. Il nous y explique comment notre civilisation, qui dispose pourtant des moyens d’étendre et de propager la connaissance dans des proportions inédites, trouve le moyen de diffuser l’ignorance et le mensonge. Écrit il y a trente ans, le livre est parfaitement prémonitoire de l’ère des fake news et de la post-vérité, et d’autant plus intéressant dans ses diagnostics qu’il est antérieur à l’ère d’internet.
Revel nous manque, comme nous manquent les grands voltairiens comme Benda. Notre époque déteste les polémiques, parce qu’elle a peur de la vérité et encore plus du souci de la vérité. Revel rappelle très bien dans ce livre que « Benda, dans La Trahison des clercs, ne condamne pas l’engagement pour les intellectuels ; ce qu’il demande c’est qu’eux surtout, et eux avant tout subordonnent l’engagement à la vérité, et non la vérité à l’engagement ». C’est une exigence qu’il n’est pas facile de tenir, et que même des hommes lucides comme Revel et Benda ne sont pas parvenus à tenir jusqu’au bout, car ils eurent leurs moments de mauvaise foi, qu’on peut repérer à plus d’une occasion en lisant ces mémoires. Mais au moins ils eurent le mérite de concevoir, à défaut d’illustrer toujours, cette exigence comme propre à la vie intellectuelle.