LaRose, le nouveau roman de Louise Erdrich, s’inscrit dans son grand projet de bâtir une littérature anglophone pour les peuples autochtones d’Amérique du Nord. Elle emprunte à la fois aux traditions indiennes et catholiques, créant ainsi un univers mystique et primitif aux échos bibliques.
Louise Erdrich, LaRose. Trad. de l’américain par Isabelle Reinharez. Albin Michel, 528 p., 24 €
Le meurtre accidentel de l’enfant d’un voisin peut-il être racheté ? Face à une telle tragédie, la sagesse des Anciens a-t-elle son mot à dire ? L’œuvre de Louise Erdrich pose sans cesse ce genre de questions, dans une tentative héroïque de raviver une culture moribonde, celle des Indiens d’Amérique, peuple quasiment éradiqué sur le territoire des États-Unis. Et de le faire dans la langue du conquérant, qu’elle réduit à son plus petit dénominateur commun, afin de faire partager le rapport instinctif qu’entretenaient avec la Nature les premiers habitants de cette terre.
L’incident déclencheur intervient au tout début, provoquant le sacrifice de LaRose, benjamin de la famille de Landreaux et Emmaline Iron. Il sera obligé de partir pour une sorte d’esclavage doux chez les parents de l’enfant tué, son cousin Dusty, âgé comme lui de cinq ans. Dusty : « tu n’es que poussière et tu retourneras à la poussière ». Landreaux n’a pas fait exprès de tuer le fils de Nora, la demi-sœur d’Emmaline. Depuis des mois, il traquait un cerf qui avait ses habitudes dans l’épais bosquet séparant la maison des Iron de celle de Nora et Peter Ravich, à quelques centaines de mètres. Mais, comme on l’apprendra plus tard, l’enfant est tombé de la branche d’un arbre à l’instant même où Landreaux appuyait sur la gâchette. Dusty est ainsi retourné à la poussière beaucoup plus tôt que prévu.
Que faire ? Landreaux va enterrer son fusil, jurant de ne plus jamais s’en servir, bien qu’il l’employât pour nourrir sa famille. Les Iron, comme beaucoup de personnages chez Erdrich, sont partagés entre leur attirance pour les vieilles coutumes et leur croyance dans les lois de l’Église. Mais l’élan vers les anciennes pratiques l’emporte : elles constituent le socle de leur mariage, ce qui leur a permis d’abandonner l’alcool et la vie de bohème, de fonder une famille. C’est ce qui explique leur décision de s’établir sur la réserve et d’envoyer leurs enfants à l’école indienne, bien qu’elle accueille une population assez dure.
Donc, le lendemain de l’enterrement, Landreaux dépose son fils chez les Ravich, à l’étonnement de Nora, qui détestait déjà sa demi-sœur et souhaite la punition mortelle de son beau-frère. Cette démarche primitive surprend tout le monde : les Anciens se comportaient-ils vraiment ainsi ? En tout cas, c’est ce que les Iron ont compris pendant leur transe, lorsqu’ils ont chanté et communié avec les esprits défunts. Au tournant du troisième millénaire, doit-on toujours agir selon le précepte « œil pour œil, dent pour dent » ? L’homme n’a-t-il fait aucun progrès depuis l’époque biblique, se soumet-il encore à des lois archaïques ?
La littérature américaine est à son meilleur – on pense, entre autres, à Faulkner, à Hemingway et à Roth – lorsqu’elle célèbre l’irrationalité de l’être humain. Le mépris de la raison est fondamental aux États-Unis : just do it. D’où le choix du président actuel, ainsi que celui du début du millénaire, qu’on voit sur tous les écrans pendant les événements racontés dans LaRose. Y a-t-il un parallèle entre sa soif de vengeance – qui bizarrement s’est portée sur l’Iraq – et celle des personnages du roman, qui en veulent à Landreaux, jusqu’à fomenter son assassinat ?
Au milieu de tout cela, il y a LaRose. Ce petit ange, garçon sacrificiel, est le cinquième LaRose dans la lignée familiale. « La Rose mystique », la Vierge. En effet, les quatre précédents étaient des femmes, à commencer par la première, vendue par sa mère, en 1839, à l’âge de onze ans, à un marchand du nom de Mackinnon. Ensuite, elle a vécu comme esclave dans son comptoir, qui fonctionnait grâce à son assistant Wolfred, homme honnête et travailleur. Celui-ci vénérait la ravissante petite fille, en particulier sa connaissance de la forêt. Par la langue des signes, il lui a fait comprendre son projet d’empoisonner l’infâme négociant, en utilisant des plantes et des champignons vénéneux. L’acte accompli, les coupables ont fui, abandonnant le marchand agonisant. Pendant leur cavale, Wolfred a demandé en mariage la jeune Indienne, une fois qu’elle aurait atteint sa majorité.
Aujourd’hui, leur cabane en bois est contenue dans la maison des Iron. Landreaux et Emmaline savent que derrière leurs murs se trouvent « les parois d’origine constituées de perches et de torchis ». De même, une malédiction continue à planer sur leur lignée, tout comme sur le peuple indien. Le cinquième LaRose, un garçon celui-ci, serait-il la source d’une résolution harmonieuse ? Inspirerait-il la paix et la réconciliation, à l’instar de la Vierge ?
En tout cas, c’est l’objectif de l’écriture de Louise Erdrich, qui renoue avec la Nature, plongeant le lecteur dans un rapport immédiat avec les plantes et les animaux, ainsi qu’avec un mode de vie manuel et autosuffisant. On s’est trop éloigné de la science des Anciens : « Avant de mourir, la première LaRose enseigna à sa fille comment trouver les esprits protecteurs dans chaque endroit qu’elles parcouraient à pied, comment guérir les malades avec des chants, des plantes, quels lichens manger en cas de faim dévorante, comment poser des pièges, attraper des poissons avec un bâton fourchu, nouer des filets, capturer des poissons au filet, allumer un feu à l’aide de brindilles et de copeaux de bouleau. Comment coudre, comment faire bouillir les aliments en se servant de pierres chaudes, comment tresser des nattes de roseaux et fabriquer des récipients en écorce de bouleau. Elle lui enseigna comment empoisonner le poisson au moyen de certaines plantes, comment fabriquer un arc et des flèches, comment tirer au fusil, s’aider du vent lorsqu’elle chassait, comment fabriquer un bâton pour creuser, déterrer des racines, sculpter une flûte, en jouer, broder de perles un sac à bandoulière. Elle lui enseigna comment savoir d’après les cris des oiseaux quel animal venait d’entrer dans les bois, comment savoir d’après les mêmes cris des oiseaux d’où arrivait le mauvais temps et de quel genre de mauvais temps il s’agissait, comment savoir toujours d’après les cris des oiseaux si vous alliez mourir ou si un ennemi était sur vos traces. »
Cet enseignement se lit comme une prescription, un texte sacré pour notre époque, un manifeste contre la technologie et en faveur des oiseaux. Avant de prêter l’oreille à la musique de ces derniers, pourquoi ne pas écouter celle de Louise Erdrich ?