À l’occasion du centenaire de la disparition du compositeur, Philippe Cassard propose une vision impressionniste et succincte de Claude Debussy. Il parvient à raconter autant le maître – ses amours littéraires, sa musique, ses colères et ses difficultés – que son amour pour lui. Ce faisant, il raconte une bonne part d’un siècle de vie musicale dans laquelle Debussy trône encore comme influence et horizon indépassable. Un très beau livre qui constitue l’une des meilleures portes d’entrée dans cette œuvre exigeante et difficile.
Philippe Cassard, Claude Debussy. Actes Sud, 160 p., 16,50 €
La pétarade d’hommages, rééditions, anthologies, émissions et numéros spéciaux, débats, biographies, réinterprétations, concerts, discours officiels comme officieux, est entamée. On fête le centenaire de la disparition de Debussy, peu avant la conclusion d’une guerre mondiale qui ouvrait un XXe siècle dont il fut l’un des principaux parrains musicaux, et comme souvent la commémoration a ses travers mais aussi ses largesses. Par exemple, ces œuvres complètes sorties par Warner (The Complete Works, trente-trois disques tout de même) qui viennent combler une lacune impensable en mettant à disposition une synthèse inédite entre enregistrements historiques et interprétations plus récentes du maître, portrait phonographique saisissant de Debussy tel qu’en lui-même aussi bien qu’interprété par un siècle musical enfiévré. Debussy n’a donc pas fini d’être découvert…
Au rang des largesses, Philippe Cassard – pianiste, écrivain, producteur radiophonique et on en passe – parvient en peu de pages à proposer son Debussy, ce qui n’est pas rien. Bien au contraire, le court ouvrage de 125 pages tisse des choix à chaque ligne, qu’on imagine délicats tant le compositeur pourrait fournir, a déjà fourni la matière à des monographies autrement plus volumineuses – raison de plus pour ne pas oublier les sommes d’érudition biographique de Harry Halbreich et d’Edward Lockspeiser ou de François Lesure, qui restent des références en la matière pour le public francophone. Le résultat est un texte court et enlevé qui parvient à un collage impressionniste de visions et de souvenirs musicaux racontant aussi bien Monsieur Croche que Philippe Cassard, se dévoilant, pudique, en interprète, auditeur, observateur, analyste, adorateur du compositeur. Cette énonciation imperceptiblement dédoublée de deux musiciens se racontant simultanément à un siècle de décalage est la grande prouesse littéraire de l’auteur, ce qui n’étonne guère pour celui qui avait déjà donné un Schubert de haut vol, déjà aux éditions Actes Sud, il y a dix ans. La finesse de l’écriture paraît cela dit d’autant plus appropriée pour l’un des compositeurs les plus littéraires des XIXe et XXe siècles.
Ce Claude Debussy insiste ainsi sur l’ancrage du compositeur dans un paysage artistique parisien marqué par l’effervescence littéraire de cette Belle Époque, encore à naître, où la capitale française est à nouveau bouillonnante d’idées et de formes : ce sont les « mardis de la rue de Rome » avec Mallarmé, dont les mises en musique sont parmi les plus connues du répertoire de Debussy (Prélude à l’après-midi d’un faune, Trois poèmes de Stéphane Mallarmé), puis Claudel, Villiers de L’Isle-Adam, Gide, Verlaine, Pierre Louÿs, Oscar Wilde, Degas, Redon, Gauguin, Poe… Cette imprégnation littéraire de l’univers de Debussy est soulignée avec une intelligence qui dépasse l’anecdote biographique : le chapitre de collages des annotations musicales oniriques des partitions en est une illustration remarquable d’évidence et d’intelligence, ainsi que les rares et suggestives références aux écrits et critiques de Monsieur Croche. Dans une économie de mots et de moyens appréciable est reconstitué ce Paris artiste, d’autant plus saisissant que la vie de Debussy rappelle les difficultés que connut la musique à s’y insérer pleinement. Au moment où Wagner étend son ombre de géant sur l’avant-garde musicale de toute l’Europe, où la vieille garde tarde à passer le flambeau (la rencontre avec Liszt, la génération des Massenet, Fauré, Chabrier, Bizet), le Paris musical suscite l’indignation d’un jeune Debussy atterré de tant de conservatisme esthétique comme institutionnel. Les années romaines passées à la Villa Médicis rappellent ainsi succinctement à quel point Debussy, produit de ces institutions nationales de la fameuse « école française » – cliché pourfendu par Philippe Cassard au passage –, se forgea surtout contre elles : sans que le livre s’attarde sur ces aspects, on pense nécessairement à la Schola Cantorum parisienne, à d’Indy et à Messager, aux étoiles d’alors de cette école française qui s’inventait et faisait obstacle aux embardées du jeune Debussy.
Ce dernier fait ainsi frotter ses années de formation musicale où se croisent Dukas, Wagner, Liszt donc, les gamelans javanais de l’exposition universelle de 1889, Gounod, etc., à l’effervescence du Paris littéraire de son temps. Les premières étincelles commencent à devenir trop visibles pour les contemporains après Pelléas et Mélisande en 1903, qui offre outre les polémiques les premières reconnaissances, des plus compassées (Légion d’honneur) aux plus nécessaires (engagements pour des concerts, commandes, rapprochement de Gabriel Fauré ou plus tard de Diaghilev). Les quinze dernières années de Debussy, prolifiques, sont aussi celles où il atteint une notoriété et une aura qui font de lui un maître reconnu par ses pairs mais aussi par un public élargi qui trouve de plus en plus de beauté à ces expérimentations, dont on peine aujourd’hui à imaginer l’inédit dans le contexte de la Belle Époque. Philippe Cassard dresse un tableau en patchwork de ces années productives, trimballant son Debussy de la partition orchestrale au piano puis au disque, entrelaçant le narratif et l’analytique pour trouver par exemple que, tout de même, il y a plus d’airs qu’on ne le dit dans Pelléas ; et la vivacité du style donne à ces bonds toutes leur saveur et profondeur.
Les thèmes et variations stylistiques autant que thématiques de ce Claude Debussy en sont l’une des principales forces, et constituent à ce titre une porte d’entrée remarquable dans la versatilité et la richesse de l’univers du compositeur. Sa musique autant que son histoire sont ici dévoilées, sans trop d’angle mort malgré la très faible insistance sur le nationalisme grossier et fervent de Debussy, ou sur ses mesquineries rapidement listées à travers le rappel de la parution récente des 2 500 pages de sa correspondance. Sans doute faut-il y voir une part de l’amour de l’auteur pour son Debussy, ainsi qu’un rappel de l’objet du livre, qui n’est pas l’exhaustivité mais bien plutôt la sensibilité, la mise au jour d’un Debussy intime dans lequel, poupée gigogne, s’est lové un Philippe Cassard pudiquement expansif. Le livre touche ainsi au plus fort lorsqu’il juxtapose aux considérations savantes les « je me souviens » restituant la vie et l’histoire trop souvent confinées des conservatoires et des musiciens, pages tournées pour Richter, Horowitz et Samson François, Cortot et Nathalie Dessay qui font valser les époques et les mondes, les mythes et les traditions de la vie musicale cristallisés autour de cette œuvre formidable. Le Debussy raconté est ainsi tout autant celui qui vit en l’auteur que celui qui vécut jusqu’en 1918, mais surtout celui que s’appropria un siècle de musiciens et de professeurs, élèves et grands talents avides d’interpréter cette musique toujours neuve en dépit de sa panthéonisation. Par ce biais, autant que par ses analyses sensibles et agilement écrites, le Claude Debussy de Philippe Cassard remplit un vide de la bibliographie en parvenant à offrir une vision à ce point singulière, sincère et riche du compositeur qu’il est impossible d’imaginer qu’un peu de l’amour de l’auteur pour son sujet ne passe pas au moins mélomane de ses lecteurs.