Œuvre-testament de l’écrivain suisse Yves Velan, Le narrateur et son énergumène, repris et travaillé pendant des décennies, est à la fois un roman admirablement écrit, une réflexion politique sur nos sociétés, et surtout une vertigineuse exploration des possibles de la littérature.
Yves Velan, Le narrateur et son énergumène. Zoé, 368 p., 20,90 €
Auteur aussi important que rare, Yves Velan, décédé en mai 2017 à l’âge de 91 ans, n’avait publié jusque là que trois romans, tous marqués par l’expérimentation formelle et par un questionnement sur la place de l’individu dans la société, en particulier Je (1959), salué par Barthes et Merleau-Ponty, et Soft Goulag (1977), roman dystopique prémonitoire décrivant une société du futur caractérisée par l’omniprésence du divertissement, la télésurveillance, la manipulation médiatique, l’effacement de la mémoire, le règne du politiquement correct et la pensée unique.
Dans la quiétude jurassienne et horlogère de La-Chaux-de-Fonds, dont on aura l’idée « si on se représente une petite ville de la province russe », cependant peuplée « de savants et de mécaniciens, donc maniaque, où tout le monde en quelque sorte se livre à l’obstination », chaque jour le narrateur s’adonne à sa propre « obstination ». C’est-à-dire qu’il travaille à « la tentative d’un roman continuellement avorté », « le roman de la jalousie », que, par défaut d’imagination, il a décidé de consacrer au récit de sa liaison avec Bernadette, ex-lycéenne à qui il donnait des cours. S’il est question de la jeune fille dans Le narrateur et son énergumène, elle apparaît finalement bien peu. Ce livre n’est pas non plus le roman de la jalousie.
Autrefois, pourtant, le narrateur a publié une œuvre à compte d’auteur, ce qui lui vaut de recevoir, un vendredi, jour de poker, la visite pénible d’un « énergumène » venu l’associer à un projet ambitieux : la destruction de la société contemporaine afin de favoriser l’avènement d’un « Monde Nouveau », fondé sur l’enthousiasme et la spontanéité.
Énergique, inculte, grossier, impudique et fort, sans limites, faisant tout reposer sur le pouvoir de « la queue », y compris la littérature, l’importun apparaît si opposé au narrateur policé et routinier qu’on peut y voir son double libéré de toutes ses retenues. Il s’impose, dominant l’écrivain empêché, le tyrannisant quelque peu et l’effrayant. Or le narrateur supporte mal la honte d’avoir peur : « L’insanité ne peut qu’entraîner la crainte, oui, mais elle n’est pas la peur qui est panique ». Toutefois, l’énergumène ne vient pas tourmenter son hôte pour le plaisir, c’est un véritable idéaliste qui, l’admirant, pense avoir trouvé en lui l’écrivain indispensable au déclenchement d’une guerre raciale anéantissant les États-Unis, ce qui rendrait de nouveau l’Europe « somptueuse et excitante ». Il compte que des « Inscriptions » sur les murs, jointes à quelques meurtres perpétrés par des conspirateurs qu’il aura recrutés, suffiront à mettre les États-Unis à feu et à sang. Le rôle du narrateur serait de rédiger une « Déclaration » d’indépendance des Noirs rendant impossible toute réconciliation.
S’engage alors une lutte verbale par laquelle le chétif écrivain va essayer de persuader celui qui se prétend membre de la bande à Baader que son plan est voué à l’échec. Le narrateur ne pense pas pouvoir se débarrasser de son visiteur autrement que par les mots. La joute oratoire, circonscrite au salon, va permettre à Velan de mettre en place un dispositif d’une grande exigence et efficacité formelles. Comme dans Jacques le fataliste et son maître, auquel le titre fait écho, de nombreuses digressions interrompent la discussion, pour évoquer les amours des interlocuteurs – illustrations picaresques de la libération sexuelle pour le terroriste, liaisons discrètes pour le timide écrivain –, les différences entre Andreas Baader et Ulrike Meinhof, les vagues activités d’enseignant du narrateur, ses rencontres au fil des ans avec un ami « capital ». Autant d’histoires enchâssées avec naturel dans les délibérations sur la conspiration, souvent grâce aux allers-et-retours du narrateur dans la cuisine pour aller y rechercher une bouteille d’alcool supplémentaire.
Si Le narrateur et son énergumène évoque Diderot par son titre et la souplesse impeccable de son écriture, Dostoïevski innerve tout le roman. Les frères Karamazov sont mentionnés plusieurs fois, mais la situation romanesque rappelle plus encore Les démons et, Pascal Antonietti le souligne dans sa préface, en latin ecclésiastique, le terme d’ « énergumène » avait le sens de « possédé du démon ». Les deux traductions du titre de Dostoïevski sont concentrées en un seul mot du titre de Velan.
Les conversations passionnées des deux protagonistes ont bien pour enjeu les questions du Mal, du terrorisme, de la légitimité de l’action violente, et ses chances de réussite. Si l’on peut trouver que la bande à Baader et la guerre raciale aux USA datent un peu, il suffit de remplacer les Noirs par les musulmans pour retomber sur des interrogations actuelles. D’autant que l’énergumène utilise volontiers une rhétorique religieuse : Baader et ses camarades sont « les Justes », les conspirateurs noirs américains « les Élus » ; « l’Inscription » et « la Déclaration » ont presque le pouvoir de textes sacrés.
D’abord martyrisé par « l’autre », le narrateur saute sur l’occasion quand l’intrus lui propose une « simulation » de son modèle d’insurrection. Il s’agit de créer un personnage concentrant en lui toutes les oppositions possibles. Les deux protagonistes se répondant inventent alors une fiction dont ils imaginent le héros, le lieutenant Jaworsky, de la police de Chicago, enquêteur génial pressentant le complot à l’œuvre.
Si un brillant roman policier se déploie tout à coup sous nos yeux ébahis, c’est bien que la littérature, ses pouvoirs et ses limites, sont au cœur du Narrateur et son énergumène. L’affrontement logique entre l’écrivain et son double se fait à coups de récits, d’histoires, d’anecdotes vécues ou inventées. Le révolutionnaire croit suffisamment à la force des mots pour penser triompher grâce à eux. C’est par les textes que le narrateur a séduit Bernadette et Marianne.
Ce n’est pas seulement à cause de l’insuffisance de son auteur que « le roman de la jalousie » n’avance pas. Celui-ci, telle Pénélope, ne doit pas l’achever. En bon protestant, il s’est persuadé qu’il avait conclu un pacte avec Dieu : « la sûreté » de son fils est suspendue au renoncement à ses désirs, y compris d’accomplissement littéraire. On retrouve une conception religieuse où « la gloire […] est d’avoir renoncé au bonheur », comme à la renommée que pourraient apporter « les phrases ». Et donc il « trace » chaque jour en veillant à éviter toute jubilation, tout plaisir, en restant dans la mesure en véritable « classique » amoureux de « l’Ordre », en évitant le monde puisque de toute manière ce qui l’intéresse est la littérature, française et, surtout, russe. La littérature est même le moyen de juger de toute chose, grâce aux correspondances des situations avec les textes que lui révèle ce qu’il appelle « l’Ange ».
Or, Yves Velan a perdu sa fille unique en 1992. Si l’on se souvient qu’il a achevé quinze versions complètes du Narrateur et son énergumène, refusant de le publier de son vivant, on voit alors à quel point le personnage du narrateur apparaît comme une figure de l’auteur, déformée et pourtant terriblement vraie. Cependant, quand arrive un personnage du nom d’Yves Velan, l’ami capital du narrateur, possédant toutes les caractéristiques biographiques de l’auteur, le face-à-face potentiellement manichéen entre l’écrivain reclus et son opposé sans pudeurs est rompu. La structure du livre se complique d’une subtile torsion qui nous laisse troublés, comme un regard dans un miroir fendu capte une profondeur de champ inattendue.
Et si le naïf autodidacte finit vaincu par l’habileté rhétorique de l’écrivain bourgeois, c’est lui qui a le dernier mot : « l’Ordre ignominieux sera durable. Ne craignons pas d’être engagés dans un débat indéfiniment ». En acceptant que soit publiée l’œuvre sur laquelle il a travaillé pendant quarante ans, Yves Velan – le vrai – nous offre un grand livre, à la fois classique et inquiet, vibrant, un roman profond, grave et drôle, questionnant l’écriture littéraire elle-même.