La musique savante manque à notre désir

Méthode de Philippe Beck : écrire sous la dictée d’une pièce musicale. Résultat : suivre la musique-muse fait apparaître ce qui traverse dès la pièce initiale et arrive en poème. À bon entendeur, vient saluer ce qui était déjà là peut-être mais vient à présent en termes espacés et nouvelle saison.


Philippe Beck, Dictées. Flammarion, coll. « Poésie », 246 p., 19 €


Philippe Beck © Philippe Matsas/Opale/Leemage

Auteur est troisième saison

de la génialité partagée.

Du chœur des idées circulée,

Il sort et devient le Près apparu.

Il est revu.

(17. Loin apparu)

Deux parties principales dans le recueil :

III « Fuguement-perles » 

On y plonge dans un billard, savant et délicat, à plusieurs bandes. Les poèmes écrits avec, à partir et repartir de cantates de Bach – indiquées dans leur BWV numéroté à chaque poème – ont un titre-énigme : celui-ci reprend un élément de musique ou de texte (celui de la cantate ou son titre) et l’entend d’ici. Ainsi, « Bandes » réactive le nom de la cantate Christ lag in Todesbanden. Ou « Cordée » décrit ce qui se passe : le poème se place à la suite, derrière. En tête aussi, si l’on va jusqu’à lire le texte de la chorale écoutée, (BWV 180) et cette phrase : « tu ne trouves à dire […] que des paroles de joie décousues ». L’empiècement de cette joie est l’élément du poème. Les textes luthériens des chorals, passés par Bach, nous arrivent, déjà réentendus. Ainsi peut-on lire Dictées à plusieurs mains, dans un regard Joconde : avec le livre de Philippe Beck, le texte des cantates, la musique. Et la joie coud. Ainsi, en lisant sous la plume de Luther, s’adressant à Dieu : « Ta parole est le chapeau et le pâturage, /Qui a reçu tous les gens ». L’une des caractéristique des Dictées, c’est leur dépliement en sorties dehors, en ouvertures sur musiques et sur textes. On peut encore lire « seulement » chaque poème et son tout.

Complication : les pièces musicales que les Dictées suivent sont des cantates transcrites pour piano (le texte des cantates est lui-même nouvelle dictée, nouvelle entente liturgique par la Réforme). Le poème charge le changement jusqu’à nous, comme changement de monde aussi ;

                            Piano est le parolier représenté.

                            Un indien délié.

                            Il plume le tocsin.

« L’absent verbalisant […] Le remontré, le Figuré / Sentimental d’En haut » ou « Le distant, le Pronom/ d’Absent Descendant », le Dieu invoqué dans tous les textes des cantates, dans le poème ne figure pas. Ce qu’il figure est ici infiniment redistribué, jusqu’à ce lieu de Paradis, à la fin du recueil, qui se présente ainsi :

Un Jardin Infini et Sans-Absent.

Mais c’est le point d’arrivée où la dictée, en écoutant Bach, a d’abord inspiré « La Louange-Absence » (du titre d’un poème)

car le flûtement,

qui demande tibia ou roseau,

est l’action de demander

au monde ce qui manque.

Peut-on avancer : la poésie – par nature Dictée – n’est pas ici retranscription du théologique mais retour en amont de celui-ci et avance sur lui, alors débarrassé de tocsin et de plumes ; rappel du « vieux plumage enfin terrassé de Dieu » de Mallarmé ? Philippe Beck serait-il d’accord ? Non. Car rien ne parle ici sans délicatesse et nulle porte ne s’ouvre qui ne tombe sur un palais des glaces, un montage de transparences travaillant ensemble (références, choses vues et lues, pensées continuées, secousse des mots appesantis, repris à « la langue du désert »…). Vers ce qui est à penser ? Oui. Mais pas en mode théologique, et pas en mode philosophique non plus.

En ouvrant une porte,

 j’avance la manche et,

laïquement voilée,

une balle. Derrière la porte, un lieu

[…]

ouvrent la voie

l’éloge lieu,

et des poussées de tunnelier.

Des meules d’Orphée. 

(23. Portes)

Merveille, où le titre de la Cantate de Bach « Dieu soit loué » s’est ici retourné et ouvre en rosace moderne de tunnelier sur « l’éloge lieu ». Le titre encore d’une autre cantate, « Ô Eternité, parole foudroyante », devient dans le poème « Mot infini ». Quelque chose se reverse. Le poème perce, cherche un raccordement, un accord avec la provenance des cantates, à partir d’ici. Merveille, il recompose le nécessaire, et donne aussi ce qu’il entend et comme il l’entend :

Je dis merveille la chose 

notée qui vient de nature, 

avec un comment fleuri

derrière le voile ferme,

 et une cause de prix

qui marche derrière,

avec ignorance de perle,

montrable

e’) Petite marche

IV « Monde rond sonné »

Si la partie précédente s’est écrite à l’écoute de cantates de Bach mais aussi de deux pièces de Haendel et de Scarlatti, la quatrième commence par « Mozart prairie » et se poursuit avec Haydn, Chopin, Mendelssohn, Schumann, Grieg, Brahms… jusqu’à Kurtag. En dernière page, une note donne les circonstances dans lesquelles l’écriture s’est faite et distingue les poèmes écrits « en direct » et ceux écrits « en différé » (les derniers). Ces distinctions temporelles, données après les poèmes, comme dans un générique, ne font que temporiser, par contraste souligner le mouvement féroce de tunnelier : la traversée, de fait, d’une histoire de la musique, où il pourrait s’agir d’approcher – laisser approcher – ce qui dicte et oriente cette histoire (comme dans ce précipité final « Kurtag. Re-Bach. Frescobaldi » ). « Quant à ce que dictée veut dire, c’est à vérifier dans le livre », écrit Beck dans cette même note. Voir ce qui dicte, lire les époques du monde à partir de la musique pourrait être la réponse. Comme Mandelstam les a lues. Scriabine et le christianisme et les Dictées se répondent ailleurs : sur le péril mortel de la musique : comme chant des sirènes.

Quoi qu’il en soit, penser à ce qui dicte la musique, qui dicte le poème donne une dictée au carré. Ce carré est une rampe de lancement. Si (en ajoutant ici une image qui n’est pas dans le texte) le buste penché et inversé des danseuses de Degas montant un escalier rend présent l’escalier que Degas ne peint pas, a fortiori, suggérer ce qui dicte, qui ne peut être sous les yeux, à partir d’une dictée (poème) depuis ce qui fut aussi dicté (musique) obéit au plié. « Et le Plié appelle un autre dépliant ». Partir de la musique est un déport, un coude, un pli (« plissure » respectant le replié) ; une coursive, un escalier dans la même maison, où s’entend ce qui se passe, l’oreille à la cloison, de la pièce d’à côté. Le cœur s’entend dans le silence où s’observent ces deux attentifs : musique, poème.

I, II, et « Sortie au bureau nuageux »

Les textes composant ces parties, qui encadrent les deux précédentes, sont écrits sans référence à une musique précise. Le premier pose le cadre :

                            Alors Ici est le lieu incolore

                            Où les oreilles dans l’ombre musiquent

                            leurs pensées à partager,

                            de fenêtre sombrée à fenêtre sombrée.

(Où l’on pourrait voir les fenêtres-isoloirs de Umwelt de Maguy Marin). Les Dictées s’entendent avec d’autres œuvres décrivant l’isolement des hommes. Rien ici d’un oubli du monde dans un salon de musique, hors de la « Zone Féroce ». Mais la tension du paradis et de l’enfer ignorés. Ici même, tension des fenêtres sombrées à la lumière de la Terre.

                            La Terre a de la lumière et voit là-bas

                            la danse des obscurités

                            La Nuit Musiquante et Pensive.

                            (Correspondances pythicales)

Entre les deux, il faut des « Réflecteurs mobiles », des « raccordants chercheurs ». Ici, A.B et O.B. : deux pianistes. « Je les écoute et note ». Aussitôt, « le voyage du peuple des sons / aux composés de sens et de plaquement / au chaos déserté » accorde. Les deux pianistes

                                          recoupent ou comparent et façonnent,

                                          équerre et compas,

                                          le rapporteur conté, l’étoile

                                          des mains qui dessinent des vagues d’ivoire

                                          et des pierres blanches qui aiguisent. 

Un mot, comme un signet : il faudrait revenir aux images de splendeur et au retour régulier des choses dans les Dictées.

                                          Choses ont des courbures visitables,

et de la vérité apparaît sans sortir

de soi. 

Tendresse extrême – sur deux thèmes : choses et enfance (ce dernier repris après Iduma et Braga) – à nommer, à la toute fin du livre, « cartable » le sommaire, comme provision, table et matière.

Autre signet : les lieux, les paysages qui s’imposent à l’écoute de la musique rappellent « la lanterne magique scientifique (historique et géographique) » que projette sur les murs d’une chambre le pianola d’Albertine.

Philippe Beck, Dictées

La note bleue

Celle qu’entend et voit George Sand alors qu’elle écoute Chopin se retrouve dans le dernier poème, final somptueux. Après une suite de questions, interrogeant ce qu’est Musique (il faudrait comprendre ce qui se passe dans la restitution de profondeur et la circulation délestée que produit chez Philippe Beck la suppression de l’article défini),

                                          La note bleue répond

                                          À la question reléguée

la dictée entendue par George Sand, écoutant Chopin, est continuée, poussée plus loin :

                                          Note Bleue reconnaît l’écouteur,

                                          comme nuit transparente ou clair de lune

                                          et reflet de reflet. Elle livre l’azur

                                          de nuit, et l’histoire secrète d’une volonté.

« Écouteur » fut auparavant celui qu’on devinait sur des oreilles inattendues, celles de Pan, Cyclope, Galatée, à moins que ces divinités ne donnent leur nom à un adolescent d’aujourd’hui ? « Il a des pulsations / de la tête et des jambes ». Le télescopage des époques et la relecture du présent en mythologie à dire ; surtout, la suite des poèmes comme déchiffrement où s’entend l’histoire secrète d’une volonté, celle qui traverse les pièces jouées, tout cela ouvre un arc, entre la compréhension la plus haute de « dictée » et sa venue ici, dans le sens premier de l’enfance, et le phénomène que chacun a connu : le mystère d’une avancée sensible dans le temps d’une phrase qui ne se comprenait qu’en étant projetée en avant et remontée en arrière ; musicalement.

À la Une du n° 53