La technique dans sa vérité

Il voulait « sauver » l’objet technique, adoptant le langage chrétien de la Rédemption ou celui de la libération des esclaves. Toutes ses analyses montraient que sous la frénésie technicienne provoquée par la captation capitaliste, ce n’est pas seulement l’homme et le monde qui souffrent mais aussi la véritable « technicité ». Fonder une technologie générale par une ontologie de la technicité, appuyée sur les acquis de la psychologie moderne, capable de contribuer à l’actualisation et l’unification d’une authentique culture humaine libérée de l’aliénation productiviste, tel était le grand projet de Gilbert Simondon.


Gilbert Simondon, La résolution des problèmes, PUF, 352 p., 25 €


La pensée de celui qui fut professeur de psychologie à la Sorbonne puis à Paris-V, disparu en 1989 à l’âge de 64 ans, n’a jamais été vraiment oubliée. Un livre comme du Mode d’existence des objets techniques (MEOT), qui constituait la thèse complémentaire d’une « grande thèse », selon le vocabulaire de l’époque, dirigée par Georges Canguilhem, est toujours cité depuis sa parution en 1958. Mais il faut attendre le début des années 2000, pour voir publier non seulement des rééditions, des gloses et des commentaires, mais des textes inédits, et il faut saluer le courage des Presses universitaires de France qui se sont lancées grâce au dévouement de Nathalie Simondon, fille du philosophe, depuis 2013 et à la suite de la petite maison d’édition La Transparence, sinon dans une entreprise de publication des œuvres complètes, du moins dans celles de recueils thématiques rassemblant les cours, des conférences, des articles, des fragments, etc.. sept volumes sont parus [1], dont le dernier en date, La résolution des problèmes, qui nous offre l’occasion de présenter aux lecteurs d’EAN un auteur original.

Le MEOT arrivait à point nommé pour promouvoir à l’égard de la technique un autre regard. 1954, c’est la parution à la fois de La technique ou l’enjeu du siècle de Jacques Ellul, et du texte, célèbre, de Heidegger, La question de la technique. Il faudrait également évoquer les ouvrages de Günther Anders, sans oublier ceux du couple Horkheimer-Adorno, qui, dans la sphère germanophone, cherchaient à alerter prophétiquement sur les dangers d’une technique devenue autonome. Non pas que ces textes se situent, comme on l’a trop souvent répété, dans une mouvance technophobe. Ils prenaient plutôt acte de la centralité de la technique dans le monde moderne et cherchaient à en dégager la genèse et toutes les conséquences. Jacques Ellul dénonçait le phantasme d’une toute-puissance prise dans les filets d’une médiation technique avec le monde devenue folle, incontrôlable et totalitaire. Heidegger tentait de s’approcher de l’essence de la technique en dépassant son caractère d’instrument et allant jusqu’à l’établir comme ultime mode de manifestation dans une histoire de l’Être interprété, dès les post-socratiques, comme « production ».

Gilbert Simondon, La résolution des problèmes

S’il peut partager certaines des analyses d’Ellul, notamment la critique « d’un technicisme intempérant, […] idolâtrie de la machine, et, à travers cette idolâtrie, […] une aspiration technocratique au pouvoir inconditionnel », il ne perçoit de la pensée de Heidegger que les pages d’Être et temps consacrées à « l’ustensilité ». Simondon ne pourra pas engager plus avant le dialogue avec le philosophe d’Outre-Rhin, parce que, profondément enraciné dans l’histoire et la philosophie des sciences et des techniques à la française, passionné par les objets techniques (en particulier les moteurs), semblant employer un vocabulaire issu de l’ontologie classique (du « mode d’existence »), il n’a pas le projet quasi eschatologique de disposer la pensée à accueillir l’avènement d’un nouveau commencement de ce qui serait, du coup, autre chose que l’Histoire et qui reste sans nom.

On pourrait pourtant dégager chez lui une « histoire de la technicité » qui ne serait pas sans homologie structurale avec « l’histoire de l’Être » heideggérienne, dans la mesure où l’essence, non de l’Être, mais de la technicité a longtemps été cachée par une certaine relation au monde liée au travail artisanal et à l’outil, se révélant enfin avec l’apparition des théories de l’information. De même, Simondon, qui ne se veut surtout pas un philosophe dialectique, n’est pas sans faire songer à Hegel quand il analyse la genèse de la technicité : une phase d’unité entre l’homme et le monde, le stade de la magie, qui se « déphase » ensuite en deux, donnant naissance à la fois à la technicité et à la religion, puis retrouverait une unité dans une articulation avec l’esthétique. Ces rapprochements entre le technologue et des immenses penseurs de la tradition occidentale ne sont opérés que pour donner une idée de la profondeur de champ de l’oeuvre de Simondon.

Gilbert Simondon, La résolution des problèmes

Gilbert Simondon

Mais la grande affaire de l’auteur de Du mode d’existence, reste, dans le sillage de Bergson, le maître toujours proche même si discuté, de Leroi-Gourhan, de Teilhard, celle de situer correctement l’homme dans l’évolution (il aurait sans doute approuvé la notion d’anthropocène), de donner toute sa dignité à l’objet technique et de reconnaître à l’homme qu’il est collectivement, « transindividuellement », écrit-il, un « opérateur » de monde et pas seulement un « travailleur » ; et abolir de vieux dualismes liés à un état de la culture dépassé : théorique et pratique, travail et contemplation, naturel et artificiel, forme et matière, immuable et mouvant, etc. Cela supposait d’arracher l’objet technique à sa pure utilité, de le considérer comme de l’humain, « du geste humain fixé et cristallisé en structures qui fonctionnent », qui porte en lui une synthèse de schèmes de causalité, de connaissances scientifiques et de postures corporelles. L’objet technique ne se substitue pas au monde, mais il assure le transit du monde et de l’homme l’un vers l’autre. Mixte d’artificialité et de nature, et plus il est concret plus il se naturalise, l’objet technique, jamais seul, toujours en réseaux, participe à la création d’un monde humain ouvert.

Dépasser l’utilité du côté de l’objet technique obligeait également à aller au-delà de l’usage, du maniement, de la figure de l’homme « servant des machines » et consommateur, en exaltant la capacité d’invention propre à l’humanité. C’est un point central dans la pensée de Simondon qui commande toute une recomposition de l’ordre social et de la division du travail. Avec lui, il n’y a plus l’ingénieur concepteur et l’exécuteur-consommateur. Il ne s’agit pas ici d’une simple créativité que le philosophe distingue de l’invention. Celle-ci représente un saut qualitatif, ne se réduit pas à la résolution des problèmes, mais va plus loin dans des « enjambements amplifiants » donnant naissance à des « milieux associés », lesquels sont très exactement ces opérateurs d’humanisation du monde. Tout ceci, à la condition qu’une véritable intelligence du fait technique, et non une simple manipulation, s’opère dans une riche synthèse culturelle.

Gilbert Simondon, La résolution des problèmes

La liberté n’est pas la seule dimension humaine à inaugurer une chaîne causale. L’invention technique fait aussi exister quelque chose qui avant n’était pas. La confrontation avec le monde pose au vivant des « problèmes », et ce dès le stade de la perception – ce qui incite Simondon à élaborer une théorie de la perception, selon laquelle cette dernière commencerait avec la motricité (cours sur la perception de longue durée de 1969) –. C’est pourquoi le penseur de la technicité n’a cessé d’explorer cette question de l’invention qui a constitué l’objet de nombre de ses cours dans les années 60-70 (notamment dans la Résolution des problèmes, le cours de 1976 sur invention et créativité). Ces analyses permettent de comprendre que l’homme est un vivant qui s’invente en permanence en se conditionnant dans l’indétermination, que l’automation, répétition en boucle fermée, est une forme pauvre, que le robot, comme double esclave de l’homme, n’existe pas. Alors que nous parlons à tort et à travers d’intelligence artificielle, il faudrait se souvenir de la leçon simondonienne qui nous rappelle que celle-là ne pourra engendrer un « milieu associé » que si elle prend en compte, non seulement les schèmes mentaux, mais l’ensemble du dynamisme du psychisme humain.


  1. Sur la technique en 2014, Sur la psychologie en 2015 et Sur la philosophie en 2016…

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