Alors que les mythes nationaux sont discrédités, il subsiste pourtant un certain goût de la Révolution. Une grande part de son attractivité s’articule autour de la Terreur. Une salve éditoriale sur ce moment fondateur de notre contemporanéité n’apporte pas tous les renouveaux escomptés.
Walter Markov, Jacques Roux, le curé rouge. Trad. de l’allemand par Stéphanie Roza. SER Libertalia, 518 p., 20 €
Jean-Clément Martin, La Terreur. Vérités et légendes. Perrin, 238 p., 13 €
Antoine de Baecque, La Révolution terrorisée. CNRS, 240 p., 23 €
Hervé Leuwers, Camille et Lucile Desmoulins. Fayard, 244 p., 25 €
Annie Jourdan, Nouvelle histoire de la Révolution. Flammarion, 658 p., 25 €
Timothy Tackett, Anatomie de la Terreur. Trad. de l’anglais (États-Unis) par Serge Chassagne. Seuil, 480 p., 26 €
Comme on répète beaucoup en écrivant sur la Terreur, sa mécanique et ses mises en scène, surtout en France où cette mémoire a structuré nos clivages politiques, le pari d’écrire sur cette période reste difficile. Que faire de récits partiels, aussi contradictoires que brutaux, et du succès de scènes ressassées pour l’effroi qu’elles suscitent ? Quant aux faits, peu de choses pourraient être neuves, si ce n’est la question difficile de la comptabilisation des victimes de l’époque, les conséquences démographiques des guerres et des disettes restant moins évaluables que les morts d’incarcérés condamnés ou victimes de simples maltraitances.
Commençons par les ouvrages de vulgarisation si l’on en croit la taille, mais savante, des outils dira-t-on, La Terreur. Vérités et légendes par Jean-Clément Martin et la reprise par Antoine de Baecque de ses articles passés dans La Révolution terrorisée. Le premier a tenu la chaire d’Histoire de la Révolution française, cœur historique des recherches sur la Révolution française depuis 1885, date de la création de cet enseignement en Sorbonne, le second représente le meilleur de la phase Michel Vovelle de cet Institut. Se borner à reprendre les Vérités et légendes de la Terreur est justifié quand une trentaine de séquences très courtes décortiquent les points controversés sans jamais lasser le lecteur. L’auteur retraverse librement les débats et points chauds désormais familiers du public informé : la nature des institutions, le jeu des envoyés en mission au sein des forces locales suscitées par eux, sont détaillés à partir d’exemples pour mieux poser toutes les acceptions du terme, puis la trajectoire ultérieure du mot ou sa résonance et la comparaison avec d’autres situations armées comme en Irlande. La trame des événements, pour novices et étudiants, est confiée à la chronologie mise en annexe et l’ensemble est suffisamment convaincant pour mériter de s’intituler « Pour en finir avec la Terreur ».
Antoine de Baecque, en revanche, s’attaque au détail, aux scènes, aux termes toujours un peu sulfureux pour jouer au sein de ce qui reste inexplicable et en creuser des imaginaires à l’œuvre qui surprennent l’événement. Quand la violence naît de la vacation des pouvoirs, tout est possible, l’émotion, le goût du sublime et les pulsions mortifères se substituent aux raisons possibles et aux causes plausibles ; cette dizaine d’articles déjà parus se situe ailleurs. Le retour sur ce qui fut très neuf il y a trente ans et la vivacité des approches gardent un intérêt incontesté, qu’il s’agisse de l’aspiration – à tous les sens du terme, passif ou actif – de la mort et de la guillotine par le robespierrisme ou du mythe construit autour de la mort de la duchesse de Lamballe, paroxysme de ces « acharnements narratifs » qui focalisent l’attention d’autant que la réalité des faits est autre, plus sobre, tristement logique, dirait-on. Ce regard judicieux s’accorde évidemment avec l’autre versant du travail d’Antoine de Baecque, le cinéma, les scénaristes, les réalisateurs, les Cahiers du cinéma et tout ce qui croise le travail du temps et de nos credo, l’image et le rythme de nos imaginaires. La Terreur pose donc au cœur de l’histoire des mentalités ce qui peut se dire du meilleur et du pire des aspirations et des peurs qui excèdent la scène politique.
Chemin faisant, les biographies de Robespierre ont marqué le retour vers la Terreur et on en a lu récemment deux, l’une, synthétique, de Jean-Clément Martin et l’autre qui entend revoir – socialement à la hausse – la jeunesse de l’homme qui devint le symbole de la Révolution, celle d’Hervé Leuwers qui a repris entièrement le dossier de Robespierre jeune, à Arras comme à Paris. Récidivant en biographie, Leuwers ne peut guère solliciter des éléments neufs pour traiter de la Révolution et du couple Desmoulins, Camille le journaliste et Lucile, sa femme, parfaits clients pour un discours politiquement correct. Il est vrai que tout s’y prête : tous deux et leurs amis sont adeptes du marivaudage, les lettres privées conservées par leurs proches ont laissé d’authentiques traces de leurs actes et de leurs sentiments. Ils fournissent des héros au public attendri : la révolte enthousiaste du 13 juillet au soir, au Palais-Royal, est une réaction aux menaces sur Paris et précède la violence du lendemain ; et qui ne se sentirait pas proche d’un couple charmant au sein d’un milieu aimant et aisé, celui de la jeune femme où s’inscrivit le jeune journaliste provincial ? De plus, l’aventure du Vieux Cordelier, fin 1793, permet de mettre à distance le robespierrisme et de donner une note mélancolique à la Terreur quand les conflits se résolvent par l’échafaud qui châtie les dissidents. Sur fond d’amitié avec Danton et de trahison de l’Incorruptible, l’ancien ami, on retrouve le maillage républicain des thèmes progressistes, l’équivalent des inépuisables Marie-Antoinette, ces discours nostalgiques d’une royauté fidèle à ses personnages en porcelaine de Meissen. Cela n’enlève rien au sérieux d’Hervé Leuwers et à ses impeccables références qui permettent de saisir le petit peu de neuf que l’on y lira : au XIXe siècle, l’éditeur des lettres de Camille (notons comment, à l’instar des femmes, sa fragilité l’ampute de son nom) a censuré que le frère dudit Desmoulins était un alcoolo qui ne se conduisait pas très bien aux armées. Faible apport pour le lecteur averti qui aura lu l’excellent livre de 1986 de Jean-Paul Bertaud, mais, une génération après, ce dernier livre est épuisé et introuvable, sans doute non rééditable : une maison d’édition – à moitié – canadienne et une écriture trop blanche.
Parmi les fondamentaux de l’historiographie révolutionnaire marxiste, existait « le » Markov, bien que ce ne soit pas son seul livre et que le héros, le « prêtre rouge », vicaire de Saint-Nicolas-des-Champs, autrement dit au sein de la tumultueuse et populaire section des Gravilliers, se soit affronté aux robespierristes. Ce livre, produit à Berlin-Est en 1961, révèle la tentative d’un biographe en mal de croiser l’histoire sociale et l’histoire individuelle, ce qui restait une des formes butoir de la pensée marxiste et, en ces mêmes années, au cœur des interrogations de Lukács et de Goldmann. Walter Markov (1909-1993) bénéficiait non seulement de sa formation intellectuelle dans la maîtrise des langues de l’Empire austro-hongrois dans lequel il était né, à Graz, mais de ses amitiés, en France avec Albert Soboul, à partir de 1954, autant que de son expérience propre d’homme engagé et d’homme deux fois vaincu : en tant que communiste, par la répression nazie, ce qui lui valut dix ans de prison, puis en tant que marxiste exclu du Parti communiste de la RDA. Il savait ce que sont un appareil et un mouvement populaire fait de besoins vitaux et d’aléas non réductibles au champ idéologique ou à ce qu’en disait Albert Mathiez. Il semble que la très tardive et bienvenue traduction de Stéphanie Roza tienne autant à des difficultés propres à la volonté littéraire de l’auteur, qui se voulut dans le sillage des monographies de Stefan Zweig, qu’à sa singularité. Ici, quelques formules de style (trop) familier ou des notes (bienvenues) éclairent ce qui est pointe et ironie. Le livre est accompagné d’un CD qui enrichit le dossier Jacques Roux d’articles divers et c’est un travail collectif d’édition savante qui a permis d’établir des notes absentes chez Markov. Cette actualisation mise en place par la Société des études robespierristes ne s’attarde pas sur ce qui a pu être à la disposition de l’auteur, tant il était aventureux d’en décider, mais l’ensemble, témoin d’une époque et sur un thème resté peu couru, est d’un précieux apport.
À l’inverse, le travail d’Annie Jourdan pâtit d’un parcours solitaire et de longues années d’enseignement à Amsterdam. Sa « nouvelle histoire », qu’elle veut inscrire dans un mouvement européen dont elle affiche hautement les protocoles d’autorité, se dévalue de références trop vagues et d’une gestion des notes particulièrement déconcertante. L’abus du point d’exclamation, la volonté de pédagogie et l’affirmation de positions brassent trop large. Le compte n’y est pas quand affleurent les angles morts de la connaissance et des polémiques possibles. Autant en revenir, si l’on se veut humaniste et engagé, aux Anglo-Saxons tel Robert R. Palmer récemment réédité en 2014 à Princeton mais en anglais seulement (en français, on ne dispose que de ses ouvrages des années 1960).
Quant à l’Anatomie de la Terreur de Timothy Tackett, d’abord publiée en 2015 à Harvard, elle respire les meilleures convenances actuelles : relectures multiples par l’élite internationale de la profession, et publication au Seuil dans une collection dirigée par Patrick Boucheron. La lecture en est agréable car le texte est dense, le livre riche et détaillé, l’information sûre, la démarche assurée. Il peut faire référence car il balaie le simple et le complexe afin de tout embrasser. La structure liée à l’événementiel en garde le découpage de la chute de la Gironde du 2 juin 1793 au 9 thermidor en suivant le mouvement populaire de l’année 93, puis l’invention des mythes subséquents. On peut ainsi présumer de cette synthèse à partir de tous les grands ancêtres américains et de nos sagas bien françaises, « critiques » ou pas, en un moment où chacun se veut critique. Est-ce, là encore, la dernière grande dissertation sur thème connu ?
De reprises en variations, sur thème resserré, le regard du lointain ne célèbre ni ne condamne quelque exceptionnalité, pas plus qu’il ne fait recette à partir des polémiques franco-françaises. La positivité des faits adoubée aux lumières d’époque – ce qui n’a rien de très neuf – ne suscite plus que les plumes venues de loin. Le courage de reprendre le dossier et de ciseler l’information en tenant compte des publications de sources et des travaux fondamentaux du dernier demi-siècle ne garde sa fraîcheur et sa force de conviction qu’à certaines conditions. Ainsi, ce pavé narratif et sa belle bibliographie, un pur produit de ce que l’historiographie anglo-saxonne a de meilleur, démontre que l’habitus universitaire reste la meilleure et la pire des choses : stérile pour donner la chair de l’histoire mais garde-fou et plafond invisible qui dispense de réflexions adjacentes à la Madame Michu, chose bien difficile à gérer quand la naïveté – qui est toujours un attribut de l’autre – rencontre la téléologie.