Phénomènes naturels, le deuxième livre de Jonathan Franzen, sorti en 1992, paraît enfin en traduction française. C’est un récit étrange – à mi-chemin entre la science-fiction et le roman réaliste – mélangeant séismes intimes et terrestres. Pourtant, cet entrelacement de la fiction environnementale et du roman d’amour – typique de son œuvre – n’a jamais été aussi solide.
Jonathan Franzen, Phénomènes naturels. Trad. de l’anglais (États-Unis) par Olivier Deparis. L’Olivier, 688 p., 25 €
Des tremblements de terre ont-ils secoué la plus grande métropole de la Nouvelle-Angleterre ? La ville de Boston risque-t-elle de s’écrouler ? d’être avalée par l’Atlantique Nord ? Les personnages de Phénomènes naturels, de Jonathan Franzen, vont-ils tomber entre des plaques tectoniques ?
Jonathan Franzen adore les cataclysmes anodins. C’est comme si le Titanic coulait sans ses passagers, qui s’échapperaient tous sur des canots de sauvetage. Le héros franzenien – mâle et WASP – flotte sans angoisse existentielle vers sa destination inéluctable : le trou noir de l’érotisme. Plus son univers s’effondre, plus il prend son pied.
Pour le justifier, selon les codes esthétiques américains, il faut un bouc émissaire. Phénomènes naturels en offre un au tout début : la belle-grand-mère du héros, seule victime du séisme initial. Que lui reproche-t-on ? À part son avarice, défaut répandu dans l’univers de Franzen, son alcoolisme : au moment du tremblement, elle montait sur un tabouret pour attraper une énième bouteille au bar. La Bible n’affirme-t-elle pas que les ivrognes n’auront pas la vie éternelle ?
La mort de cette veuve richissime déclenchera un séisme notarial, un affrontement digne du clan Hallyday. D’un côté, il y a le héros, technicien réalisateur radio, dégoûté par le pactole dont sa mère sera l’héritière, et de l’autre, les femmes de la famille, dont une sœur, jeune diplômée de la Harvard Business School. Un roman de Franzen se lit comme le récit d’une rencontre sportive – l’un de ses leitmotivs principaux –, les bons s’opposant aux méchants, lesquels sont identifiables comme dans un tableau dépeignant le jour du Jugement dernier.
En quoi le protagoniste franzien est-il « bon » ? Sa pureté axiomatique, exprimée à travers le mépris pour son entourage, n’est jamais remise en question, si ce n’est au lit, lieu parfaitement impur, d’où sa centralité dans cette littérature. Un calviniste a-t-il le droit de jouir ? La question se pose du point de vue thématique et stylistique.
Question incarnée dans le personnage de Louis Holland, héros de Phénomènes naturels. Son prénom ne renvoie-t-il pas à Saint-Louis, ville d’enfance de l’auteur, nommée d’après le seul saint capétien et sujet de La vingt-septième ville, premier roman de Franzen ? L’avatar fictionnel du roi du XIIIe siècle parle le français et partira pour sa propre croisade : sauver une héroïne dénommée Renée.
C’est à travers le corps de cette femme idéaliste et idéalisée – sismologue à Harvard – que les lignes de faille de Phénomènes naturels se croiseront. Où l’a-t-il rencontrée ? Sur la plage, peu après le séisme, parce que, tel le héros d’une épopée médiévale, Louis se trouve à l’épicentre des enjeux téléologiques. La fissure qui traverse l’entrejambe de Renée est aussi instable que celle située à quelques kilomètres au large de la côte du Massachusetts. Renée étudie l’une, Louis l’autre.
Mais avant d’en explorer les profondeurs, cet homme de vingt-trois ans a fait des études préparatoires, sur Lauren, grand amour de ses années universitaires à Houston, épicentre d’une autre région réputée pour sa géologie souterraine. Donc Phénomènes naturels amène son lecteur dans une digression relatant l’histoire de cette exploration infructueuse : Lauren s’avérera être un puits sec. Saint Louis, lui aussi, n’a-t-il pas perdu ses forces en s’égarant en Égypte au lieu de pénétrer directement en Terre sainte ?
C’est apparemment en puceau que notre technicien radio arrive alors dans la métropole de Boston, assagi par son expérience ascétique. Il s’installe à Somerville, communauté qui, comme Rome, « s’étendait sur sept collines ». Dès qu’il arrive, remuée sans doute par la présence du saint, la géologie locale se met en branle. La belle-grand-mère, avec qui Louis devait prendre un verre en ville, lui pose un lapin, elle a été secouée par le frottement de plaques tectoniques.
Sa chute signale le début de l’hagiographie de Louis Holland. Fidèle à sa vocation mystique, elle a une structure ternaire, avec les fils suivants : une intrigue politique autour d’un pasteur protestant et son mouvement d’activistes anti-avortement ; un polar politico-financier consacré à la recherche du responsable des déchets toxiques déposés dans de profonds puits d’injection ; un roman d’amour. Comment Jonathan Franzen fait-il pour réunir tout cela ? À travers le corps de la Terre-Mère : la docteure Renée Seitchek, sismologue à Harvard.
Comme son grand ami feu David Foster Wallace, Franzen introduit ses personnages au cœur de l’Histoire. Mais si Wallace le faisait avec ironie, en créant un univers absurde, Franzen prétend au réalisme : on est censé croire à de nombreuses coïncidences. Rien ne met en doute le statut de triple héroïne de Renée Seitchek : elle seule comprend le rapport entre les déchets toxiques et l’origine non naturelle des tremblements de terre ; elle sera l’unique victime d’un attentat contre les patientes d’une clinique où se pratique l’avortement ; elle sera l’Élue de Saint Louis.
Célébrée à Boston, la jolie trentenaire est une sorte de Wonder Woman. Peut-on en dire autant de son mec, de sept ans son cadet, congédié de son poste à la station de radio WSNE lorsque celle-ci est rachetée par le méchant pasteur ? Quelle est la nature de sa quête ?
En fait, si les aventures de la super héroïne constituent l’aspect « grand public » du roman, ce sont celles du technicien radio qui le transforment en objet littéraire : Franzen a toujours joué sur les deux tableaux. Cela lui permet d’écrire un Bildungsroman qui ne débouche sur rien : Louis ne devient ni écrivain ni artiste. Son seul mérite sera d’avoir bien choisi sa partenaire. À part la dénonciation du capitalisme et de la droite religieuse, c’est cette inversion des rôles – un couple formé par une puissante sismologue et un garçon travaillant dans un magasin de photocopies – qui confère au texte une allure subversive.
L’est-il vraiment ? Franzen a toujours été consensuel, d’où son invitation sur le plateau d’Oprah Winfrey. S’il arrive à vendre ses romans à un public peu littéraire, c’est parce qu’il a su parler de l’érotisme sans en avoir l’air, en perfectionnant l’art de la littérature hystérique. Comme dans Titanic, où Kate Winslet trompe son fiancé avec le beau Leonardo à l’arrière d’une voiture, les écarts de Renée et Louis se justifient par l’imminence du désastre. Que doit-on penser lorsque le Dr Seitchek se rend dans l’église gérée par le ministre anti-avortement et lui demande de la pénétrer ? Comment comprendre les jeux de mots grivois choisis pour le titre du roman ainsi que ses chapitres ? [1] Une fissure dans la croûte terrestre a-t-elle une valeur réelle ou symbolique ? Se substitue-t-elle à l’« origine du monde » ?
En tout cas, ces frottements provoquent bien des dégâts. Dans l’univers puritain, un frisson de sensualité se paye ! Lors du débat dostoïevskien entre le ministre et la sismologue, c’est le premier qui sort gagnant : « Et encore, si la société vénérait ouvertement le dieu Argent et disait, oui, nous sommes prêts à détruire des vies innocentes au profit de la liberté sexuelle… Ce que je ne supporte pas, c’est l’hypocrisie. L’idée qu’on puisse transformer la vie des gens en quête infernale du plaisir et prétendre qu’on leur rend service. J’ai du mal à concevoir un monde qui considère la croyance religieuse comme une forme de psychose mais qui pense que le désir de posséder un meilleur micro-ondes est le sentiment le plus naturel qui soit. Les gens qui envoient de l’argent à un télévangéliste parce qu’ils ressentent un manque dans leur vie sont sous l’influence du démon, mais ceux qui ont besoin d’un manteau de fourrure pour aller faire leurs courses ne sont que des gens normaux comme vous et moi. C’est comme si la chose la plus sacrée de ce pays était la Constitution. […] Pour la plupart des opprimés du monde, le mot Amérique est synonyme de cupidité, d’armement et d’immoralité ».
On comprend que Renée soit attirée par le puissant Verbe du ministre, jusqu’à vouloir lui proposer son trésor. Mais c’est le jeune Saint Louis, nettement moins scrupuleux, qui accepte son don charnel : « Renée s’assit sur les cuisses de Louis et le laissa la prendre dans ses bras. De forts effluves acides montaient d’entre eux. À titre expérimental, il tenta de réintroduire son pénis en elle.
Ses mains se crispèrent sur ses épaules, des sillons de douleur se creusèrent sur son visage.
– Ça fait un peu beaucoup.
– Pardon.
– Tu n’as pas mal.
– À ton avis ?
– Ah, eh bien, dans ce cas…
– Elle s’empala de tout son poids sur lui. Les nerfs de Louis criaient douleur ! douleur ! Elle roula cruellement des hanches […]
Au bout d’un moment, la douleur s’étendit à une zone plus diffuse, un bassin de soufre en fusion avec de petites flammes bleues de plaisir dansant à la surface. Puis les flammes se raréfièrent avant de disparaître complètement, et le soufre se cristallisa en une colonne de morceaux durs, secs et anguleux. C’était comme si Louis se frottait contre des os brisés […]
Lorsqu’ils cessèrent, Louis saignait suffisamment pour tacher les draps. »
Après la traversée de cette géologie infernale, on se demande si le pasteur n’a pas raison de dénigrer la sexualité. Alors, que faire de ce roman ? Faut-il explorer ses pages ? Pour comprendre l’Amérique d’Oprah, il est en fait incontournable : peu de puritains écrivent aussi bien. Malgré son manque de naturel, Jonathan Franzen est un véritable phénomène.
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Strong Motion pour le roman et « Default gender » pour la première partie, jouant ainsi sur des connotations sexuelles et géologiques, cette dernière expression étant traduite par « Genre par défaut ». Le titre de la deuxième partie se réfère à la scène ou Renée offre son corps au pasteur « pro-vie » : « I Love Life » (« J’aime la vie »).