Vous schtroumpferez ces livres !

La collection « Borderline », « une sorte d’anti Que sais-je ? contre la morosité » selon la maison d’édition, le Murmure, est dédiée pour la plupart de ses titres à la « pop culture ». L’éditeur bourguignon vient d’y publier deux petits essais, courts et incisifs, consacrés aux Schtroumpfs et à Snoopy.


Antonio Dominguez Leiva et Sébastien Hubier, Schtroumpfologies. Le Murmure, coll. « Borderline », 90 p., 9 €

Nicolas Tellop, Snoopy Theory. Le Murmure, coll. « Borderline », 78 p., 9 €


Le premier de ces deux essais, signé Antonio Dominguez Leiva et Sébastien Hubier, se penche sur l’exégèse des Schtroumpfs, la série créée par le Belge Peyo (Pierre Culliford) en 1958 (éditions Dupuis). Les Schtroumpfs sont des petits êtres bleus (« hauts comme trois pommes ») qui vivent en communauté dans un village champignon au cœur d’une vaste forêt. Apparu dans une autre série moyenâgeuse inventée par Peyo, Johan et Pirlouit, le petit peuple devient rapidement l’objet de sa propre série. Les seize premiers albums ont été publiés par leur créateur. Depuis la mort de son père, en 1992, Thierry Culliford anime son œuvre, et une vingtaine de nouvelles aventures ont été éditées. La série fait aussi l’objet d’un véritable « expansionnisme médiatique » : prolongements en dessins animés, films, produits dérivés, parcs d’attraction, jeux vidéo, etc. Les Brussels Airlines viennent d’ailleurs de consacrer aux Schtroumpfs le cinquième avion décoré de leur flotte thématique des « icônes belges »…

Antonio Dominguez Leiva et Sébastien Hubier proposent une fine – et touchante – analyse de l’œuvre de Peyo, et une critique – souvent amusante – des « limites de l’interprétation », en référence à Umberto Eco, qui inaugura la schtroumfologie en 1979. Les auteurs s’attachent d’abord à démontrer l’héritage folklorique et mythologique de la série. Les Schtroumpfs sont les héritiers du « petit peuple », elfes, lutins et autres farfadets. La couleur bleue (« divine », « royale », couleur « de la mélancolie, du rêve et de la nostalgie du surnaturel ») constitue également une singularité de ces créatures avec, on s’en doutait, le langage. Pour parler schtroumpf, c’est simple : « les noms propres et les noms communs, les verbes et les adverbes sont remplacés, chaque fois que possible, par des conjugaisons et déclinaisons du mot schtroumpf ». Umberto Eco considérait que les histoires des Schtroumpfs constituaient « une méditation pratique sur le fonctionnement contextuel du langage », et ajoutait que « les Schtroumpfs se comprennent parfaitement bien et nous les comprenons » parce que « la langue schtroumpf répond aux règles d’une linguistique du texte, chaque terme n’étant compréhensible que si on le saisit dans son contexte et que l’on interprète selon le « thème » ou topic textuel ». « Ces créatures sont essentiellement le produit de leur langage », ajoutent Leiva et Hubier.

Antonio Dominguez Leiva et Sébastien Hubier, Schtroumpfologies

Dernier élément à prendre en compte, la série ne s’inscrit pas « dans la matérialité du monde et de L’Histoire », elle associe utopie – nous y reviendrons – et uchronie, faisant fi « des vérités historiques et des contradictions sociales ». Pourquoi pas ? Le temps d’une bande dessinée… Selon les deux chercheurs, ces différents éléments donnent « la cohérence de l’univers des petits êtres bleus créé par Peyo » et nous permettent de prendre ces histoires de lutins pour ce qu’elles sont : « un grand divertissement, un regard amusé et féerique sur le monde et ses multiples travers ». Tout au long du livre, les auteurs s’amusent à démonter les nombreux délires interprétatifs. Et la liste est longue : élucubrations cryptozoologiques ; interprétations maçonniques ou politiques (les Schtroumpfs seraient au choix une incarnation du système capitaliste ou de la société communiste) ; propagande antisémite ; métaphore de l’usage de substances psychoactives (« réduire le merveilleux à une expérience hallucinogène »)… Certains encore voient dans le village des Schtroumpfs un repaire de suppôts de Satan, on leur applique lecture biblique, analyse freudienne, éclairage des études de genre, etc. On apprendra même qu’il existe un site « détaillant avec le plus grand sérieux la sexualité et la reproduction des schtroumpfs »…

Bien sûr, comme l’écrivait Benoît Peeters évoquant Hergé et Tintin, c’est le propre des grandes œuvres de susciter de multiples interprétations, mais, à propos des Schtroumpfs, Leiva et Hubier souhaitent « parer à la médiatisation abusive des diverses thèses conspiranoïaques qui les prennent pour cible ». Pour eux, « les albums de Peyo représentent des utopies […] ils peuvent être lus comme une analyse sociologique de l’imaginaire du bonheur tel que celui-ci a été conçu depuis la toute fin des années 60 ». Pour les deux auteurs, « une des fonctions principales des Schtroumpfs est de proposer aux jeunes lecteurs des solutions imaginaires à des conflits réels ». Les petits lutins bleus de notre enfance incarnent le triomphe de l’harmonie et de la sérénité, l’union avec la nature. Et de conclure : « il faut non seulement imaginer les Schtroumpfs heureux, mais peut-être encore, comme les anciens Grecs loués par Nietzsche, « superficiels à force de profondeur » ».

Antonio Dominguez Leiva et Sébastien Hubier, Schtroumpfologies

Le deuxième essai publié par le Murmure, Snoopy Theory, est signé Nicolas Tellop. Spécialiste de cinéma et de BD, chercheur de sens, il s’attaque ici à l’un des monuments de la bande dessinée mondiale, le chef-d’œuvre de Charles M. Schultz, les célèbres Peanuts publiés dans la presse quotidienne états-unienne de 1950 à 2000 (magnifique intégrale en cours chez Dargaud). Les principaux héros de ces histoires en quelques cases sont un petit garçon, Charlie Brown, ses ami.e.s et le petit beagle Snoopy. On doit déjà à Nicolas Tellop L’anti-atome. Franquin à l’épreuve de la vie (PLG éditions), un ouvrage stimulant dans lequel il montre en particulier que derrière l’œuvre du créateur de Gaston Lagaffe et des Idées noires se cachent une pensée politique et morale et une réflexion sur l’évolution du monde et le progrès. Il a aussi signé récemment pour Carbone une critique titrée « Réenchanter la bande dessinée » de L’Homme gribouillé (éd. Delcourt), l’extraordinaire album de Serge Lehman (scénario) et Frederik Peeters (dessin). Alors, pour citer Nicolas Tellop, Snoopy Theory est le genre d’essai propre à réenchanter la critique de la bande dessinée ! N’en déplaise à quelques ronchons de la profession.

Les Peanuts nous replongent dans le monde de l’enfance, mais sur deux registres : les personnages sont des enfants, s’expriment comme tels, mais ils abordent – avec un humour « cérébral » et une « indéfinissable mélancolie » – le sens de la vie, la cruauté, l’injustice, la frustration, mais également le bonheur… « Plus qu’un chien, plus qu’un personnage, plus qu’un philosophe, Snoopy est un signe qui ne cesse de se renouveler, de se corriger, de se transformer pour tendre au lecteur le miroir de sa propre condition », explique Tellop. « Il faut croire qu’on n’en finit jamais avec son enfance, c’est vrai ; ou que l’adulte ne mûrit jamais vraiment, comme un mauvais fruit », écrivait le dessinateur F’murrr dans la préface du deuxième tome de l’intégrale des Peanuts.

Antonio Dominguez Leiva et Sébastien Hubier, Schtroumpfologies

Charles M. Schulz

Après Les Schtroumpfs, nous voici plongés une nouvelle fois dans l’utopie des années soixante. Nicolas Tellop resitue les comics strips de Schultz dans le contexte historique et la culture populaire des États-Unis, en particulier à l’époque de la guerre du Vietnam et de « l’Amérique inquiète ». « De quoi Snoopy serait-il au juste le prophète ? », se demande-t-il, avant de rappeler qu’au milieu des années 1960 Schultz introduit dans sa série les questionnements du petit chien sur ses origines, sa famille, son passé, mais aussi « le spectre du Baron rouge », cet aviateur allemand, légende de la Première Guerre mondiale, contre qui Snoopy mène de terribles batailles imaginaires. Pour Tellop, ce que nous dit Snoopy, c’est que nous ne sommes en fait jamais sortis de la Grande Guerre, « il dit que nous ne faisons que la perdre encore, que nous poursuivons des chimères, que le Vietnam se terminera lui aussi par un désastre, toujours le même ». Et de citer l’une des petites gamines des Peanuts, Lucy : « Notre génération s’est fait avoir… On nous a refourgué tous les problèmes du monde… »

Pour l’auteur, « le Baron rouge c’est le temps. Le temps qu’on ne cesse de combattre – un combat qu’on ne cesse de perdre ». Mais, grâce à Snoopy, Nicolas Tellop allume une lueur d’espoir : « Adieu à l’enfance, adieu aux Années folles, adieu à l’insouciance – peuplée de petits Poucet amers, la série Peanuts sème derrière elle les cailloux douloureux de cet inéducable éloignement d’avec soi-même. Mais tout n’est pas perdu quand on a un petit chien joueur près du cœur – un petit chien qui, par les multiples rôles qu’il incarne, est finalement le signe que tout est encore possible ». Une bien jolie théorie.

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