Albert Demangeon a été en France une figure importante, puis oubliée, des sciences humaines de la première moitié du XXe siècle. Cet ouvrage, par ses sources inédites, ses analyses précises et sa réalisation élégante, permet de retrouver et de réévaluer ce maître de la géographie humaine. Il a été le pair de Lucien Febvre, de Marcel Mauss, de Marc Bloch, entre autres. Il fut un géographe de la Troisième République, de ses réussites et de ses épreuves.
Un géographe de plein vent. Albert Demangeon (1872-1940). Bibliothèque Mazarine/Éditions des Cendres, 160 p., 22 €
Par son mariage avec Louise Wallon, Albert Demangeon est associé à une lignée fondatrice de cette République, par Henri Wallon (1812-1904), auteur du fameux amendement. Son amitié avec son beau-frère, le psychologue Henri Wallon (1879-1962), a conforté ce lien. Ses archives, très complètes, ont été versées en 1979 à la bibliothèque Mazarine ; elles sont aujourd’hui au cœur d’une exposition et de ce livre-catalogue. L’ouvrage a été porté par Yann Sordet et Patrick Latour au titre de la bibliothèque Mazarine et a bénéficié des analyses de l’équipe EGHO/CNRS (Denis Wolff, Marie-Claire Robic, Nicolas Ginsburger), spécialisée en histoire de la géographie.
Albert Demangeon, fils de gendarme et tôt orphelin, réalise, de l’école élémentaire à la Sorbonne, en passant par l’École normale supérieure, un cursus exemplaire, via la filière « moderne » de la géographie. Sa thèse sur La Picardie et les régions voisines (1905) est une sorte de modèle de la géographie renouvelée par son maître Paul Vidal de la Blache. Pour la réaliser, Demangeon a effectivement mené une enquête de terrain, dans le plein vent des horizons picards. Mais il a été aussi un géographe recherchant dans les archives des sources particulières à son sujet et les méditant dans son bureau de caïman (« maître-surveillant » de l’École normale, 1900-1904). Puis, pendant quatre décennies, Demangeon a pratiqué cette méthode, composant avec le terrain, les archives et la réflexion-rédaction. Son audience fut large puisqu’il publia pour l’enseignement primaire, secondaire et supérieur, enseigna à Lille, à la Sorbonne et à Ulm, déclinant même une proposition de Harvard. Albert Demangeon assuma pleinement son rôle de chef de file de la géographie humaine, pour l’illustrer et, parfois, la défendre.
Il ne s’est pas cantonné à son expertise initiale en géographie rurale et régionale. L’expérience de la Grande Guerre lui fait aborder dès 1920 la question du Déclin de l’Europe ; en 1923, il ouvre, avec L’Empire britannique, celle de la pérennité des constructions coloniales. Observateur de l’Allemagne, il repère et critique l’essor de la Geopolitik, et les dangers qu’elle recèle. En 1930, il analyse les aspects et les conséquences de la crise économique mondiale. Son style de travail, méticuleux, et sans doute son caractère prudent, ne transforment pas sa réelle vigilance en prise de parole tribunicienne. Il reste un professeur reconnu, comme cette République qu’il sert et qu’il honore jusqu’à son décès le 25 juillet 1940, coïncidant presque avec celui du régime (le 11 juillet, le régime de Vichy a abrogé l’amendement Wallon).
La riche iconographie de ce livre documente cette carrière. Le volume rend compte de sa pratique de la photographie comme trace de l’enquête et preuve démonstrative sur l’habitat, les paysages ruraux ou urbains. Mais la photographie est aussi un document sur la sociabilité universitaire : Albert Demangeon avec des collègues français et étrangers, en congrès ou en excursion, jusque dans le Grand Canyon du Colorado et en Égypte, avec ses étudiants sur le terrain, ou dans la cour de la Sorbonne. Avec les clichés des promotions de l’ENS, on cherche évidemment les visages, les figures devenues éminentes de ces millésimes. On s’interroge aussi sur les relations virtuelles puis établies, après cette agrégation momentanée, cet envers de la plaque. L’ouvrage comporte aussi de nombreuses reproductions de manuscrits : des carnets de terrain, des correspondances, des fiches, et des ouvrages majeurs, très lisibles, comme le trait magistral, sans tremblé.
Au terme des quatre années de l’Occupation, des publications posthumes donnent l’occasion à des anciens élèves de revenir sur la figure et l’enseignement de Demangeon. On retiendra parmi eux Jean Gottmann (1915-1993) et Louis Poirier (1910-2007). Jean Gottmann a été de 1935 à 1940 l’assistant de Demangeon, puis contraint à l’exil aux États-Unis ; à son retour, il tient à souligner la portée des conceptions de son maître qu’il associera à son ouvrage pionnier en géographie urbaine, Megalopolis. The Urbanized Northeastern Seaboard of the United States (1961).
Louis Poirier (alias Julien Gracq) confie en 1947 à Critique, revue toute neuve, un texte sur « L’évolution de la géographie humaine ». La première page du manuscrit, déposé à la BNF, est reproduite dans cet ouvrage, page 127. Dans ce texte réflexif, Louis Poirier identifie les travaux d’Albert Demangeon comme relevant du « quaternaire historique ». Cet âge se caractérise par l’usage et l’aménagement des milieux naturels par les sociétés humaines. En effet, Demangeon, dans les campagnes françaises, dans les polders hollandais et dans les régions industrielles britanniques, a été le géographe de ces métamorphoses territoriales, pour lesquelles, comme un historien, il a mobilisé des sources d’archives. Dans l’un de ses plus beaux textes, La sieste en Flandre hollandaise, Gracq, en termes proches de ceux de Demangeon, traduit la beauté pacifiée de ce damier agricole. Ce « quaternaire historique » audacieux, forgé pour Demangeon, préfigure notre « anthropocène ».
De plein vent, le géo-photographe Albert Demangeon, en extérieur des campagnes paisibles, a aussi essuyé les tornades de l’histoire et les a souvent pressenties. Cet ouvrage est comme un retour d’Est qui rafraîchit la mémoire.