Depuis mai 1968, ce moment exceptionnel dans l’histoire de France s’est vu progressivement vider de sa signification politique grâce à un immense travail narratif qui, à force de le consacrer comme événement, a très effectivement relégué aux oubliettes l’originalité du mouvement qui le traverse. Mais que peut bien être la signification politique d’un mouvement ? Son sens peut-il se transmettre de la même manière qu’une doctrine ou une réforme ? En cette année du mi-centenaire, l’occasion semble bonne de revenir sur l’oubli derrière lequel ces questions attendent d’être posées, et, se situant dans ce qu’il appelle « un champ d’études en plein renouveau depuis 2008 », Jean-François Hamel aborde la tâche avec verve et rigueur dans un essai sur la participation de Maurice Blanchot aux événements de Mai.
Jean-François Hamel, Nous sommes tous la pègre. Les années 68 de Blanchot. Minuit, 144 p., 14,50 €
L’ambition qu’il s’est donnée est double : d’un côté, focaliser l’attention sur un groupuscule éphémère, le Comité d’action étudiants-écrivains (CAEE), dont l’extrême radicalité semble le reléguer aux marges de ce qui eut lieu en mai ; de l’autre, rendre compte plus systématiquement que cela n’a été le cas jusqu’ici du rôle joué par ce grand marginal que fut Maurice Blanchot au sein du Comité. Choix qui en soi bouleverse déjà le paysage narratif des histoires de Mai. Car si celles-ci accordent régulièrement une place au CAEE et à ses membres, c’est presque toujours en passant et sans s’arrêter sur le détail de leurs activités, que même aujourd’hui on trouve parfois plus commode d’attribuer aux engouements d’une « avant-garde littéraire ». Toutefois, Jean-François Hamel fait plus dans son livre qu’isoler arbitrairement un groupuscule d’intellectuels perdu dans la masse des 460 comités d’action qui foisonnaient alors. S’il met en valeur la participation de Blanchot et de ses camarades au mouvement, c’est parce que, de tout l’héritage politique de Mai, c’est sans doute l’ensemble d’actions et de paroles attribuables au CAEE, et à Maurice Blanchot en particulier, qui prolongent jusqu’à aujourd’hui le véritable sens de ce qui eut lieu alors, et qu’on peut nommer la fin d’une certaine idée de la révolution. Fin due non pas à une maturation ou à une modération dont le monde occidental assagi se montrerait capable, mais à ce que Blanchot appelle « une révolution de la révolution » : c’est-à-dire un dépassement de la révolution par elle-même, au cours duquel le « moment hors du temps » qu’elle est toujours, réintégrant le moment qui passe, y ouvre un « hiatus d’histoire » qui devient dorénavant indépassable. Dès lors, impossible de reléguer le mouvement de Mai dans un passé qu’on raconte : désenclavé historiquement, il est disponible à tout moment, donc ici et maintenant, à qui veut bien l’accueillir.
Cependant, si l’on peut dire que Jean-François Hamel a relevé le défi qui confronte quiconque enquête sur la signification politique de Mai 68, ce n’est pas en allant à contre-courant de ce « travail narratif » que Kristin Ross dénonçait en 2005 (Mai 68 et ses vies ultérieures, éd. Complexe). Au contraire, il a radicalisé le travail de la narration pour s’approcher plus qu’il n’a été possible jusqu’ici de la réalité politique de ce moment. Et raconter, c’est ce que Jean-François Hamel fait très bien. Mettant l’accent sur l’extrême fugacité de ce qui eut lieu en mai 1968, il modifie la méthode historique traditionnelle pour l’ajuster à cet objet politiquement inédit. En dix courts chapitres, de manière apparemment aléatoire et chaque fois sous un angle différent, il fait retour à la brève période pendant laquelle le Comité d’action et ses animateurs ont participé aux événements. Dans une série de reportages parfois haletants, alternant gros plans et travellings agiles, l’intensité de ces quelques mois est présentée en de rapides plongées discontinues qui en parcourent le mouvement. À chaque plongée, et selon l’angle, une diversité de personnages, d’événements et de faits se mettent en grappe autour de la perspective centrale, s’agrégeant pour ensuite se disperser d’un chapitre à l’autre. Et sous-tendant cette structure aérée et légère, un impressionnant travail de rassemblement et de synthèse permet d’ordonner l’histoire révolutionnaire du XXe siècle et au-delà selon cette nouvelle perspective démultipliée. Ainsi, peu à peu et sans que l’auteur l’impose, une perspective d’une très grande originalité se dégage. Mai ne fait plus partie d’un passé dont le présent est voué à s’éloigner ; s’il est insaisissable, c’est non pas comme l’est tout moment qui passe, mais parce que, en lui, le moment est en même temps un mouvement qui traverse et dessaisit le présent, et cela depuis longtemps : fin de l’histoire détournée par Hegel-Napoléon et qui attendait de trouver sa véritable destination, qui est d’être non pas histoire achevée mais histoire sans cesse interrompue ; non pas posture prophétique réservée à une élite de l’esprit mais irruption ici et maintenant de la masse anonyme d’une « pègre ingouvernable » c’est-à-dire, selon Maurice Blanchot : « nous tous », dont la réalité politique déborde le cadre des théories et des doctrines et inaugure une époque tout à fait nouvelle.
On peut donc dire que dans ce livre la relation de l’histoire qu’est la narration du passé cherche à être du même coup relation à l’histoire dans le présent, dans la mesure où le récit de Jean-François Hamel entraîne son lecteur dans le mouvement sporadique et apparemment spontané qu’en même temps il raconte. Mais cela dépasse-t-il le niveau du simple mimétisme, compensant l’impossibilité de donner un sens au mouvement de Mai avec une contrefaçon qui lui fait signe de loin ? Le stratagème paraîtrait bien pauvre si ce n’était que, Hamel le montre bien, confrontés eux-mêmes à l’impossibilité de donner un sens au mouvement de Mai au moyen de l’action, c’est justement sur une pratique d’écriture que Maurice Blanchot et ses camarades se sont repliés. Pratique qui, en les éloignant de l’action directe, a aussi transmis cet éloignement jusqu’à nous comme le véritable héritage politique de Mai.
Que le Comité échoue à s’engager dans une action ne fait pas de doute. Né lui-même d’une rupture avec l’Union des écrivains, il va de crise en crise, se séparant peu à peu de ses membres et abandonnant toute revendication concrète, jusqu’au jour où, contesté par un des siens, il s’auto-dissout à l’initiative de Blanchot et de Dionys Mascolo pour qui désormais la seule action valable est le refus du pouvoir sous quelque forme qu’il s’exerce. Et la revue qui sert d’organe au groupe ne s’en tire pas mieux. Conçue dans le prolongement du projet d’une « Revue internationale » quelques années auparavant comme un espace ouvert et anonyme, Comité n’aura qu’un seul numéro avant d’être abandonnée par ses principaux animateurs. On le voit, organisation et publication voient chacune ses cadres débordés par le mouvement qui les informe et en même temps les traverse en les désagrégeant.
Mais, si parallélisme il y a entre les sorts conjoints du groupe et de la revue, il n’est pas total. Certes, chacun se signale par son incapacité à contenir l’idée politique qui l’a engendré. Mais tandis que pour le CAEE cela signifie la fin de son efficacité politique et son éparpillement en tant que groupe, pour Comité le pur refus qui se laisse tout juste exprimer le temps d’un seul numéro de la revue se révèle être aussi un principe d’écriture capable d’accompagner le mouvement dans son débordement. Tout d’abord, Jean-François Hamel insiste là-dessus, les fragments anonymes qu’on attribue à Blanchot (et qu’on vient de rééditer : Mai 68, révolution par l’idée, Gallimard, coll. « Folio ») sont tout sauf le masque derrière lequel un seul auteur s’exprimerait. Comme les notes qu’il a fort utilement compulsées dans l’archive Blanchot à Harvard le révèlent, ces fragments forment très souvent un tissu de citations tirées des lectures de Blanchot à l’époque. Ce dialogue constant avec d’autres auteurs, affranchis de « l’autorité de leur signature », fait de Comité moins l’organe de Blanchot et des membres du Comité d’action qu’« une caisse de résonance des discours oppositionnels ». Ainsi, loin de suspendre ce jeu anonyme, c’est très logiquement que la disparition de la revue laisse le champ libre aux « tracts, affiches, bulletins » qui couvrent les murs de Mai, et grâce auxquels le mouvement insurrectionnel, retiré de la « guerre des écritures » dans laquelle discours officiels et slogans revendicatifs s’affrontent, se perpétue en éparpillant les signes d’un dissensus face à toutes les formes du pouvoir. Cette « parole donnée à tous » (Louis-René des Forêts), expression directe d’« une vie collective déclinée au présent à travers l’anonymat des luttes », ouvre l’ère d’un « communisme d’écriture » que Blanchot se donnera pour tâche de mettre en discours dans les années qui suivent, et jusqu’à la fin de sa carrière d’écrivain.
Jean-François Hamel décrit très bien la trajectoire qui aboutit à cette prise en charge. Durant « l’avant-printemps » des années 1950, sous l’influence de Dionys Mascolo dont l’originalité de penseur politique ressort très clairement de ces pages, Blanchot a « politisé les maîtres-mots de sa pensée de la littérature » en s’appropriant « les schèmes de perception et d’interprétation des marxismes contemporains ». Grâce à cette « mise en phase », celui qui a été pendant quarante ans « le passeur d’un appel à abandonner la littérature » trouve en Mai l’occasion de canaliser ce qu’il appelle dans une lettre à Dominique Aury « le mouvement qui depuis des années m’oriente », en faisant coïncider l’espace littéraire et « le flux impersonnel des discours et des paroles qui circulent dans l’espace public ». Mais si « Orphée descend dans la rue » en Mai, ce n’est pas pour remplacer ce que la littérature aurait d’irresponsable par le sérieux du discours politique, mais pour capter et rendre permanent ce que Mai a libéré : cette « parole donnée à tous », vouée à ne jamais dépasser le présent où elle s’énonce, et faisant du moment un mouvement de perpétuel dépassement. Voilà ce que Jean-François Hamel nous permet d’apercevoir : un mouvement insurrectionnel devenu si pur que son efficacité politique a été nulle, se muant entre les mains de ce pur d’entre les purs que fut Maurice Blanchot (Mascolo le lui reproche) en principe d’une nouvelle écriture, délestée de toute « littérature », et, par sa démarche fragmentaire, ouverte à ce qui charge chaque moment présent d’une puissance de refus qui engage l’avenir.
« LA RÉVOLUTION EST DERRIÈRE NOUS », écrit Blanchot en décembre 1968. « Mais ce qui est devant nous, et qui sera terrible, n’a pas encore de nom. » Un demi-siècle plus tard, ce terrible est en quelque sorte notre pain quotidien, et le défi qu’il pose demeure intact. Le jour viendra sans doute où, cessant de considérer que politiquement Maurice Blanchot a quelque chose à cacher, on discernera dans sa longue carrière les prodromes de la pensée politique que notre ère attend. Ce jour-là, le livre de Jean-François Hamel fera référence. En attendant, on peut dire qu’il fait date.