Quand Balzac invente Paris

Il est rare qu’un excellent livre bénéficie d’une aussi excellente couverture. Le montage de deux daguerréotypes qu’a effectué Jérôme Saint-Loubert Bié pour le travail d’érudition empathique d’Éric Hazan sur le Paris de La Comédie humaine associe avec la plus grande intelligence le fameux portrait, dû à Louis-Auguste Bisson, qui montre le plus beau Balzac (chemise ouverte sur un poitrail de taureau, main étalée sur le cœur, regard fulgurant) au Paris brumeux de son siècle, auquel il se surimpose.


Éric Hazan, Balzac, Paris. La Fabrique, 209 p., 14 €

Jean-François Nebel, Les secrets du café mythique d’Honoré de Balzac. Historiae éditions, 177 p., 19,50 €


On pense alors immédiatement au gigantesque Fantômas, le héros d’Allain et Souvestre, qui, placardé sur les murs de la capitale pour la sortie du serial de Louis Feuillade en 1913, fit à juste titre délirer les surréalistes. Cette couverture en noir et blanc, épatante, du livre d’Éric Hazan, dit d’un seul coup presque l’essentiel : le Paris de Balzac n’est pas un des écrins où son génie visionnaire et sa puissance de création poétique ont trouvé à s’épanouir, c’est une ville fantasmatique née de lui seul, qu’il a entièrement créée grâce à la baguette magique de sa plume.

Encore faut-il être et se maintenir au niveau de cette entrée en scène mirobolante par le porche de la couverture. Éric Hazan y parvient aisément, non seulement parce qu’au fil des pages il déploie une connaissance exhaustive de l’œuvre formidable dont il éclaire les recoins, suit les rues, scrute les quartiers à la mode et ceux qui le sont moins, mais surtout parce qu’il propose au lecteur beaucoup plus que Balzac (l’écrivain, l’homme public, le semeur de créanciers, l’amoureux des dames, le marcheur, le gastronome), et que ses personnages (De Marsay au faubourg Saint-Germain, les commensaux de la pension Vauquer au Quartier latin, le cousin Pons sur les Grands Boulevards), tout, créateur et créatures patrouillant inlassablement à travers le dédale de la ville réelle qu’ils transforment en caverne d’Ali Baba ou en grotte d’Aladin.

Éric Hazan, Balzac, Paris

Éric Hazan © Hannah Assouline

En vérité, c’est une analyse pénétrante du monde littéraire parisien tout entier, où Balzac se meut comme un poisson dans l’eau, louvoyant entre les « libraires », qui sont les éditeurs de ce temps-là, les journaux où s’ébattent les loustics cultivés et cyniques de Splendeurs et misères des courtisanes, les restaurants, tel ce « Rocher de Cancale » que j’avais toujours cru sis carrefour Richelieu-Drouot (emplacement de l’actuel « Cardinal »), à cause du fait qu’en face Balzac avait chez son tailleur un de ses domiciles clandestins, et qui en réalité se trouvait rue Montorgueil, artère comme aujourd’hui dédiée à la bonne bouffe, le Rocher de Cancale abhorré des éditeurs de Balzac qui les y ruinait en commandant à leurs frais et à son usage un cent d’huîtres…

Mais ce diable de coureur des avenues et des venelles (lui qui ne travaille que la nuit fait chaque jour des kilomètres à pied) fréquente aussi les théâtres car il compte en vain faire fortune grâce à la scène. Et il rencontre une foule d’amis de tous milieux (sauf le milieu ouvrier, qu’il ignore), et nombre de belles dames, le plus souvent bien plus âgées que lui, lui ouvrent ici ou là leurs salons, leurs bras, parfois leur lit, d’un Paris l’autre.

Ce Paris traversé, sillonné, habité en plus d’une de ses provinces – Éric Hazan appelle Balzac « un migrateur » –, est toutefois loin d’être exhaustif, comme le révèlent les cartes dessinées pour ce livre, celle des Halles où le pauvre et honnête homme qu’est le parfumeur César Birotteau s’agite afin de conjurer une faillite qu’il n’évitera pas ; celle de la Chaussée d’Antin jouxtant les Grands Boulevards (rue Saint-Lazare s’abrite le boudoir d’amour et de mort de l’extraordinaire Fille aux yeux d’or) ; celle du Quartier latin (Illusions perdues) ; celle du Marais où le romancier a longtemps vécu.

Des pans entiers de Paris sont hors Comédie humaine, la capitale balzacienne se réduisant à ses quartiers bourgeois, parfois passés de mode, comme le Marais de cette époque. Ce n’est pas un Paris de la réalité (la ville est encore populaire aux trois quarts), Balzac n’étant pas un auteur réaliste bien qu’il sache tout voir, mais un puissant plasmateur qui invente Paris, y installe ses rêves, sa frénétique poésie du désir et de la possession, mais aussi du drame et du désastre. Quelle introduction au fantastique balzacien que ce parcours d’une ville plus vivante, plus séduisante, plus terrifiante dans l’œuvre reine qui la magnifie que dans ce qui aurait pu n’être qu’un guide d’une cité historiquement datée !

Pour le plaisir de la découverte, on associera à ce beau texte l’amusant et instructif essai que Jean-François Nebel, président de l’Institut français de caféologie, a consacré à un aspect certes mineur de la fabrique balzacienne, mais néanmoins utile à connaître, essai élégamment préfacé par Yves Gagneux, directeur de la Maison de Balzac, qui fait le point sur le rôle décisif du café dans la vie et dans l’œuvre du romancier. On y mesurera la phénoménale addiction de Balzac à ce que l’auteur, caféophile et non caféomane selon ses propres termes, appelle justement une drogue dure. Songez donc : de la savante étude proposée aux pages 49 à 65 du livre de Jean-François Nebel, il ressort que la consommation balzacienne était vraiment exceptionnelle – et tout à fait excessive – puisqu’il buvait entre 17 et 25 tasses de café par jour, ou plutôt par nuit, soit environ un paquet de 250 grammes de Bourbon, ou encore, si l’on examine la teneur en produit actif de ses mélanges personnels et la méthode d’infusion utilisée dans la cafetière en porcelaine de Limages « à la Du Belloy » offerte dès 1832 par sa meilleure amie (en tout bien tout honneur), la provinciale Zulma Carraud, correspondante d’élite de sa maturité, une quantité de caféine « cinq à dix fois supérieure au niveau maximal recommandé par les autorités de santé européennes » aujourd’hui.

Faut-il conclure que Balzac est mort de ce type d’excès, et non pas seulement de la syphilis précoce que soignait en toute discrétion professionnelle le bon docteur Nacquart, son ami, modèle de l’immortel Horace Bianchon ? Même les crabes du trentième siècle n’en sauront jamais rien, me semble-t-il.

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