Vladimir Vertlib, né dans l’ancienne URSS à Léningrad, vit et travaille depuis de longues années en Autriche et s’est fait un nom parmi les écrivains de langue allemande. C’est peut-être en hommage à sa propre grand-mère qu’il choisit comme personnage principal de son roman une femme âgée, comme il l’avait déjà fait pour Rosa Masur. Un peu moins vieille que Rosa (elle a quand même dépassé les quatre-vingts ans !), juive comme elle, Lucia Binar a connu un destin différent puisqu’elle est née à Vienne et y a toujours vécu. Mais ce sont toutes deux des femmes dont l’histoire personnelle a épousé la marche du monde et qui ont un passé dense, faute d’avoir beaucoup d’avenir. Le calme et la sérénité de Lucia apportent en tout cas un contrepoids à l’inexpérience et aux attentes des plus jeunes dont elle partage le présent, mais pas le futur.
Vladimir Vertlib, Lucia et l’âme russe. Trad. de l’allemand par Carole Fily. Métailié, 304 p., 21 €
À la différence de Rosa Masur, Lucia Binar n’a donc pas été ballottée d’un endroit à l’autre, au fil des persécutions et des avanies de l’Histoire : c’est toujours dans le même appartement viennois, cœur de l’intrigue et de toute la construction romanesque, qu’elle a vécu les secousses du XXe siècle et qu’elle vit les premières années du XXIe (le roman se situe en 2010) : « Lorsque notre rue fut pavoisée de croix gammées, j’avais cinq ans. Lorsque les derniers Juifs de notre quartier ont été déportés, j’en avais neuf ; lorsque sont tombées les premières bombes, j’en avais dix ; durant la bataille de Vienne et à la fin de la guerre, peu de temps après, j’en avais douze ; quand l’Autriche a été de nouveau libérée, j’en avais vingt et un ; quand les premiers travailleurs immigrés sont arrivés dans notre quartier, j’en avais trente-trois. Et, à ce moment-là, il s’est reproduit un certain nombre de choses que j’avais connues par le passé ». Mais voilà que cette stabilité géographique risque d’être ébranlée, parce que « sa » rue pourrait changer de nom, et parce qu’un affairiste peu scrupuleux prétend vider l’immeuble de tous ses occupants…
Le point de départ est double. C’est d’abord un repas chaud qu’on doit livrer à Lucia et qui tarde à arriver : quand elle essaie de joindre les services sociaux, son appel est transféré vers un call center où la jeune femme au bout du fil la reçoit très cavalièrement. C’est ensuite la visite d’un jeune homme d’aspect androgyne qui soumet à Lucia une pétition pour changer le nom de la rue, de « Mohrengasse » (rue des Maures) en « Möhrengasse » (rue des Carottes), en vertu d’un antiracisme dont le sectarisme n’a d’égal que le ridicule ! Le jeune homme finit cependant par devenir l’allié de la valeureuse grand-mère, tant pour rechercher celle qui lui a si mal répondu que pour s’opposer aux menées sournoises du propriétaire de l’immeuble.
Lucia conduit le récit à la première personne, c’est elle qui orchestre le processus romanesque, mais autour d’elle gravite une nébuleuse de personnages qu’on ne saurait appeler secondaires, et dont l’histoire se raconte à la troisième personne, hors du flux chronologique. Mais Vladimir Vertlib veille à ce que tout s’assemble, à la manière d’un puzzle où chaque élément trouve sa place.
Outre Moritz, l’étudiant à l’identité sexuelle problématique qui se lie avec Lucia en dépit de sa pétition loufoque, l’auteur consacre un bon nombre de pages à Alexander, un jeune Russe émigré mal dans sa peau, dont la généalogie reflète le brassage des populations situées à l’est de l’Europe, au-delà de la Volga et aux marges de l’Asie centrale : il est en effet bachkir par sa mère, moitié tchouvache, moitié allemand par son père, « et d’après certains son grand-père tchouvache avait une mère mordve, tandis que d’autres prétendaient qu’elle était tatare ». Une mésaventure survenue dans un ascenseur lui fait rencontrer Elisabeth, une jeune mère qui n’est autre que la personne qui a si mal reçu Lucia au téléphone. Comme on pouvait s’y attendre, ces deux blessés de la vie seront rapidement tentés d’unir leurs solitudes. Quant à l’enquête qui pousse Lucia et Moritz sur les traces d’Elisabeth, elle est aussi prétexte à d’autres histoires !
Reste Willi, un personnage glauque, un requin de l’immobilier dont la fortune se révèle bien mal acquise, faisant du même coup affleurer dans la trame du roman la spoliation des Juifs sous le Troisième Reich et les relents toujours actuels de l’antisémitisme. Pour parachever le tableau social, on voit enfin paraître toute une galerie de jeunes squatters, SDF et traîne-savates que Willi manipule et installe dans l’immeuble où Lucia a vécu depuis quatre-vingts ans, non par charité, mais pour hâter la fuite des habitants.
Lucia. Une femme instruite, une ancienne institutrice qui a « soif de mots » et dispose d’un vaste stock de phrases et de vers qu’elle conserve en mémoire et qu’elle cite au gré des événements : la littérature qu’elle aime n’a-t-elle pas le pouvoir de recueillir et de sublimer la réalité, en tout cas de la rendre plus supportable ? Souvent, il s’agit de poètes ou d’écrivains liés à cette émigration venue de l’Est, Polonais ou Russes, Juifs traversés par une culture où la tradition hassidique se frotte au domaine slave et à l’Empire austro-hongrois. Parmi les noms les plus connus (de nous) qui émergent au fil du récit : Milosz, Celan, Kafka. Mais Vertlib en mentionne bien d’autres, telles Wisława Szymborska (poétesse polonaise) ou Zehra Çirak, comme lui d’origine étrangère (turque en l’occurrence), comme lui écrivant en allemand.
Car on remarque rapidement que le roman de Vladimir Vertlib a su recueillir les legs de différentes traditions venues d’ailleurs, là où la raison abandonne volontiers ses droits, où les frontières du réel s’ouvrent aux manifestations du fantastique, où l’impossible devient possible. Il est temps d’évoquer le personnage de Viktor Viktorovitch, le « charlatan » qui se montre capable de faire disparaître un homme et de le transporter en un éclair jusqu’à Oulan-Bator … L’affiche qui annonce son spectacle ne propose-t-elle pas de « partir à la découverte de [soi-même] dans l’Esprit universel » ? « Voyagez dans l’âme russe avec Viktor Viktorovitch Vint et son quatuor métaphysique », dit encore ce « maître en magie blanche et en magie noire », et sa prestation qui clôture le récit par un final grand-guignolesque renvoie ainsi au titre du roman, en même temps qu’elle entraîne le lecteur de surprise en surprise. Ce diable à la fois débonnaire et implacable a-t-il vraiment quelque chose à voir avec « l’âme russe » », ou celle-ci n’est-elle qu’un leurre, comme son spectacle n’est peut-être qu’une supercherie ? Voilà le lecteur perdu dans un univers où s’entremêlent inconsciemment les souvenirs de Chagall et de Boulgakov, de Kafka et de Bruno Schulz…
La bouffonnerie pourtant n’en est pas une, car la mort rôde autour des personnages. Dès la première phrase du roman, étonnante confidence adressée au lecteur, Lucia l’envisage avec humour, comme une fin paisible : « Si je devais mourir maintenant, je pourrais me faire à cette éventualité ». Mais il y a aussi la haine, le désir de vengeance, et en contrepoint le sentiment douloureux qui taraude la conscience quand celle-ci est accomplie : la célèbre citation de Macbeth, mise en exergue et plusieurs fois reproduite, sonne comme un avertissement : « Will all great Neptune’s ocean wash this blood / Clean from my hand ? » (« Tout l’océan du grand Neptune pourra-t-il laver ce sang de ma main ? »). Alexander se sent coupable d’avoir provoqué la mort de son beau-frère Dimitri, emprisonné pour les sévices qu’il avait infligés à sa sœur. « Je préfère un homme avec du sang sur les mains à un eunuque doux comme un agneau. Vous, les Russes, avec votre profondeur à la noix ! », lui lance Elisabeth, comme si l’âme russe, justement, se complaisait dans la souffrance. Mais elle qui rêve de se venger de celui qui a tué son mari dans un accident de voiture frémit à son tour, une fois placée devant le fait accompli. Est-ce là vraiment ce qu’elle voulait ?
Le ton est donc changeant, la gravité souvent se cache derrière l’humour, destructeur de clichés et véritable arme de survie qui, parfois, confine au cynisme et rehausse les traits de la satire. L’arrière-plan historique transparaît derrière l’actualité, de « l’éternelle Russie » au régime de Poutine en passant par le communisme, de l’Autriche nazie à celle d’aujourd’hui, vers laquelle Vladimir Vertlib, dans la tradition de Thomas Bernhard, n’omet pas de décocher quelques flèches : « Dans ce pays, les chiens se portent mieux que les êtres humains. Avant de piquer un chien, on préfère laisser crever trois sans-abri ». Le roman de Vladimir Vertlib est un roman aux multiples facettes, un roman social, psychologique, baroque – « russe » peut-être ? Car si l’auteur se plaît à revendiquer sa spécificité autrichienne comme il l’a fait un jour dans un entretien accordé à France Inter (2), il parle aussi de l’influence de la langue et de la littérature russes sur son écriture, citant notamment Mikhaïl Boulgakov dont on retrouve ici une trace manifeste.