L’autre révolution de Iouri Annenkov

Dans une lettre restée fameuse, Lénine, s’adressant au Comité central, exhortait les révolutionnaires à se rappeler, pour la méditer sans cesse, cette parole de Marx : le soulèvement doit être un art. Certains des hommes illustres que Iouri Annenkov (1889-1974) a connus durant sa très riche existence paraissent avoir, à un moment ou un autre, cru que le soulèvement est un art et l’art un nécessaire soulèvement au cours duquel le sacrifice de soi, l’extrême témérité dans tous les domaines, l’aspiration au renouveau et l’intransigeance envisagée comme une question d’éthique, peuvent aboutir à un chamboulement de toutes les valeurs, la révolution d’Octobre tenant lieu d’utopie, de mirage ou de cimetière des illusions.


Iouri Annenkov, De petits riens sans importance. Trad. du russe et préfacé par Anne Coldefy-Faucard. Verdier, 320 p, 23 €


Dans Journal de mes rencontres, Iouri Annenkov raconte comment il se fit connaître en illustrant les Douze, le célèbre poème d’Alexandre Blok, comment il devint, même après le grand chambardement de 1917, le décorateur collaborant avec les meilleurs metteurs en scène russes, puis, dans son exil en France (il quitta pour de bon la Russie en 1924), comment il fut amené à travailler pour le théâtre et à réaliser des costumes pour des films légendaires, comme celui de Max Ophüls, Madame de… Ces aventures artistiques, menées avec une audace de risque-tout, lui avaient permis de croiser sur son chemin des poètes, des peintres, des cinéastes, des hommes de théâtre (pour la plupart des solitaires, rétifs à tout embrigadement), mais aussi Lénine dont, à la demande du pouvoir soviétique, il fit le portrait en 1921, et Trotski, obnubilé par l’école de Paris et la peinture française, mais posant docilement devant lui pour trois dessins au crayon, grandeur nature.

Dans ce Journal, qu’il considérait comme ses mémoires, Annenkov se révèle assez féroce envers Gorki, présenté comme un « pleurnichard » (il n’était pas le seul à s’en moquer : Maïakovski annonça un jour dans la presse qu’il était prêt à brader à tout amateur un gilet trempé des larmes de Gorki). À en croire Annenkov, ce fut Poudovkine qui sauva Gorki du désastre en réussissant, au cinéma, une somptueuse adaptation de La mère. Nul ne s’étonnera d’apprendre qu’Annenkov, épris de recherches expérimentales, de hardiesses stylistiques et d’innovations de toutes sortes, éprouvait de la vénération pour Alexandre Blok, si difficile à saisir, et pour qui la révolution était morte quand sa musique commença à céder la place aux « mesures administratives du pouvoir », quand « l’incendie mondial », « l’orchestre mondial » se trouvaient inféodés aux pompiers et aux chefs d’orchestre communistes. « La transfiguration du monde, note Annenkov, se muait désormais en une destruction organisée et décrétée. »

Iouri Annenkov, De petits riens sans importance

Lioubov Popova, Le pianiste (1914)

Les poètes qu’il rencontra figurèrent parmi les premières victimes de cette destruction organisée : Nicolaï Goumilev fut, en 1921, accusé d’avoir rédigé des proclamations contre-révolutionnaires ; Anna Akhmatova, dont Annenkov fit deux esquisses après l’avoir côtoyée en 1913-1914 au cabaret « Le Chien errant » à Pétersbourg, fut acculée au silence ; il y eut aussi Khlebnikov, Essenine, Maïakovski. Des écrivains connurent le même sort : Evgueni Zamiatine, l’auteur de Nous autres, dut se résoudre à écrire à Staline pour demander l’autorisation d’émigrer ; Isaac Babel, fusillé en 1935, ne fut réhabilité qu’en 1960, année où l’interdiction de publier ses œuvres fut levée. Les metteurs en scène, comme Meyerhold, n’échappèrent pas à la purge. Considéré comme un manifeste politique contre la ligne du Parti, son théâtre, particulièrement son adaptation du Suicidé d’Erdman, fut jugé « indésirable ». Bientôt il allait disparaître sans laisser de traces, tandis que sa femme serait assassinée dans leur appartement. Les peintres furent, de la même façon, sinon réellement victimes des sbires du pouvoir, du moins asphyxiés dans leur art, tués à petit feu : les œuvres de Malevitch étaient, en Russie soviétique, reléguées dans des « réserves » où personne ne pouvait les voir. Lui-même, durant les dernières années de sa vie, fut réduit à ne plus s’occuper que de l’art appliqué, réalisant des tasses, des soucoupes, des assiettes, etc.

Avant d’écrire ces mémoires, Annenkov, en quête de formes nouvelles, avait mené à bien un texte, De petits riens sans importance, qu’il signa du pseudonyme de B. Temiriazev, et qui parvint en 1932 entre les mains de Michel Ossorguine, directeur des éditions Petropolis à Berlin. Comme le raconte Anne Coldefy-Faucard dans sa préface, Ossorguine, séduit par ce drôle de « roman » qui se propose de raconter la révolution d’Octobre vue de Saint-Pétersbourg, fut aussi intrigué par le pseudonyme, croyant deviner que Zamiatine se cachait derrière. Sa surprise fut grande quand il découvrit le véritable auteur de ces Petits riens, dont Kolia Khokhlov, le jeune héros du livre, est l’alter ego. Le texte parut en 1934, il déconcerta par ses ruptures de ton, ses collages, ses digressions qui égarent à plaisir le lecteur. En France, il fallut attendre 1987 pour que les éditions Lieu commun proposent une première traduction, due à Anne Coldefy-Faucard et titrée « La Révolution derrière la porte », de ce qu’il serait réducteur d’appeler une chronique de Saint-Pétersbourg. Cette traduction, revue et corrigée, est aujourd’hui publiée par les éditions Verdier sous un titre plus proche donc de la version originale : De petits riens sans importance.

Iouri Annenkov, De petits riens sans importance

Le jeune Kolia de ces Petits riens ne nous cache précisément rien, à commencer par les détails de la biographie de son père, Ivan Pavlovitch Khokhlov, de noblesse héréditaire, passionné de livres, exclu de l’université de Moscou, puis de la faculté de médecine de Kazan, avant d’arriver à la faculté d’histoire de Pétersbourg, plusieurs fois arrêté, enfermé à la forteresse Pierre-et-Paul, auteur d’un livre (inédit), De l’amitié avec les araignées de diverses espèces. Lui qui a appartenu à une organisation secrète révolutionnaire, devient membre du Parti constitutionnel-démocrate, de centre droit, s’enrichissant considérablement au passage.

Mais n’oublions pas que ce « roman » se veut avant tout une chronique de Pétersbourg. Il sera donc une chronique de l’errance à travers les rues, une errance sans but, une errance inspirée, comme la vie elle-même, dit l’auteur. Le livre s’ouvre sur une description de la ville construite à l’embouchure de la Neva, et dont le cœur est strié de canaux, le plus important étant la Fontanka. Annenkov, le promeneur solitaire, avec la mélancolie de celui qui n’entretient ses rêveries que pour mieux les tenir à distance, invite à déambuler au cours des nuits blanches le long des quais de la Neva, à contempler les larges blocs de glace voguant sur le fleuve, grondant et craquant, s’escaladant, à aller sur les îles, sur la jetée, au bord de la mer, pour écouter le clapotis des vagues, à se perdre à travers les allées, en cherchant les traces de Pouchkine, de Gogol ou de Blok. Mais ces pages de douce rêverie sont précédées de passages où l’on apprend que Goumilev est obligé d’enseigner la géographie aux miliciens, où Akhmatova est dépeinte traînant son sac de rations, où Annenkov parle, avec une précision sèche, de la persécution des Juifs.

Iouri Annenkov, De petits riens sans importance

Iouri Annenkov, Portrait de Maxime Gorki (1920)

Ces pages, tout comme certaines autres, seront reprises telles quelles dans Journal de mes rencontres, mais ici tout participe d’une aventure romanesque moins immédiatement accessible au lecteur distrait. Autant, dans Journal de mes rencontres, Annenkov semblera vouloir nous offrir, tout au long des 700 pages de ses mémoires, des portraits croqués sur le vif, qui privilégient la rapidité, le ton nostalgique d’un « Je me souviens de quelques hommes remarquables », autant dans De petits riens sans importance, il paraît à la recherche d’une innovation formelle, n’hésitant pas à se fixer des contraintes ni à dérouter celui qui lui emboîte le pas afin d’en savoir davantage sur le jeune Kolia, pour finalement devoir accepter le couperet du récit et se dire que Kolia a bénéficié d’une attention un peu imméritée, qu’il est temps pour lui de céder la place à d’autres personnages. Et la révolution d’Octobre ? se demandera le lecteur, encore éberlué devant un titre qui laisse peut-être entendre que tout dans ce livre n’est qu’une collection de broutilles. À cela, Annenkov répond dans les dernières pages du « roman » : « Le récit se déroule au voisinage d’événements formidables, par leur ampleur, leur profondeur, leur intensité dramatique, leurs conséquences ; ceux-ci semblent se produire dans la pièce voisine, or on a perdu la clef, et seul reste accessible le trou de la serrure. »

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