Dans Peut-être ou la nuit de dimanche, Jacques Roubaud, poète de l’Oulipo, s’essaie aux genres de l’autobiographie et du roman. Pressé par le temps qui passe et les opérations chirurgicales qui se succèdent, l’écriture du moi, ou, plus exactement, des moi, s’impose. S’il affirme : « Écrire et publier son autobiographie n’a guère de sens », Jacques Roubaud compose et décompose un roman du moi mouvant et hésitant, à travers quatre fils d’Ariane, ou « modes biographiques », auxquels correspondent une police particulière et une couleur. Roman expérimental ou exercice de soi, Peut-être ou la nuit de dimanche apparaît comme un texte mouvant dans son inachèvement, vivant jusque dans ses inquiétudes et ses imperfections.
Jacques Roubaud, Peut-être ou la nuit de dimanche (Brouillon de prose). Autobiographie romanesque. Seuil, coll. « La librairie du XXIe siècle », 180 p., 20 €
« MAIS DE QUOI ONT-ILS PEUR ? », s’interroge Jacques Roubaud. De quoi les poètes ont-ils peur pour ainsi dissimuler la poésie : « la poésie est-elle devenue si faible qu’il faut l’excuser, la cacher ? » En silence, au creux des nuits sans sommeil, la question résonne en lui. Dans Peut-être ou la nuit de dimanche, Jacques Roubaud ne s’en cache pas. « Brouillon de prose », son texte semble écrit dans l’urgence du temps qui file et s’enfuit à vive allure : « Mais c’est trop tard, trop tard, trop tard », répète-t-il à l’envi. Sans peur, mais non sans humour, il assume son « irresponsabilité brouillonne, allègre si possible » et revendique la perfectibilité de son texte, s’interdisant alors le « syndrome de la perfectibilité infinie » qu’il attribue, dans un très beau portrait, à son ami mathématicien Jean Bénabou. « Arrêter en publiant, c’est déperfectionner », écrit-il encore. Choisissant de publier un « brouillon de prose » comme un « morceau de [sa] vie », Jacques Roubaud déperfectionne l’œuvre, l’arrête en la maintenant toujours ouverte et susceptible d’être poursuivie un jour, reprise, répétée. L’entreprise, modeste, est particulièrement courageuse dans un contexte éditorial où tout auteur est sommé à chaque publication de produire son dernier « chef-d’œuvre », son roman le plus « magistral » ou « inouï ».
Dans Peut-être ou la nuit de dimanche, Jacques Roubaud se moque de toute prétention et parodie gaiement la posture du « héros [qui] se souvient de ses luttes ». Inscrivant dès le titre le modalisateur « peut-être », il place son texte sous l’égide de l’attitude sceptique quant à l’écriture de soi, et de la faille. La présomption autobiographique de vouloir « transmettre au monde LA vérité sur soi-même » est soigneusement écartée. Il s’agit plutôt de transmettre une thèse puisque, selon lui, « toute autobiographie est un roman à thèse ». Pour la formuler, l’auteur joue avec quatre fils d’Ariane, s’exerce avec quatre polices (et quatre couleurs dans la version numérique) différentes pour chaque fil. À la manière d’exercices de style, Jacques Roubaud, matière de son propre livre où l’on entend résonner Montaigne (« Je suis moymesme la matière de mon livre »), s’essaie, s’exerce. Il met en mouvement et tourmente son propre corps et ses souvenirs grâce à l’écriture, sa forme, sa police, mais aussi sa langue. Entrelaçant l’écriture en prose, ductile, aux poèmes en vers, la police Times Roman au Times Semibold, Gill Sans Light au New Baskerville, Jacques Roubaud, poète de l’Oulipo, joue avec les formes qu’il aime transformer en contraintes poétiques, soulignant ainsi l’engagement pris dès son enfance, dont on sent encore toute la force jubilatoire : « À cet âge, il renouvela de manière réfléchie un engagement […] : consacrer sa vie à la poésie, en devenant un poète ».
Exercice de soi, Peut-être ou la nuit de dimanche met en scène plusieurs moi qui, eux aussi, s’entremêlent. Jacques Roubaud pratique avec joie les jeux de rôle. Ainsi, dans un des chapitres les plus réjouissants du roman, une « galère de prose bébête », il s’amuse à jouer les explorateurs et les romanciers d’aventures : « Digne émule de Hakluyt, du baron de La Hontan, de Bougainville, du Capitaine Jonathan, je serai. […] 1. Abordage, mardi 11 avril, dans l’île de Franprix. […] Je m’en vais seul dans les sentiers, armé de ma seule canne-épée ». Toujours avec humour, Jacques Roubaud, amusé, dresse la liste de ses « combats de rue » et de ses « armées ennemies » : « I) les téléphones portables ; II) les bagages à roulettes qui cherchent à me faire des crocs-en-jambe ». Peut-être ou la nuit de dimanche apparaît comme une aire de jeux avec soi-même, sa langue et ses souvenirs, un terrain d’exercice du corps qui se transforme en aventurier, arpenteur invétéré de Paris, mathématicien, poète, pour mieux dire et dérouler les quatre fils d’Ariane du passé. On se souvient du premier recueil de Roubaud, ε (1967), que l’on pouvait lire comme un jeu de go et dont l’auteur proposait quatre modes de lectures possibles.
Roman comme lieu de jeu mais surtout d’entraînement, espace de ratures, de tentatives avortées, d’inachèvement et de suspension, Peut-être ou la nuit de dimanche livre une trace intéressante, dans sa nudité même, de l’expérience de l’écriture. Jacques Roubaud laisse transparaître les hésitations, et les ratures, jusqu’aux mouvements de ses mains et de ses doigts qui se trompent sur le clavier : « la même année (mon doigt qui n’a pas réfléchi, a tapé abbée ; la lettre b est immédiatement à gauche de la lettre n sur le clavier azerty ; erreur fréquente de mon doigt, signe inexpliqué de mes pathologies ». La mise en scène, dépouillée de toute sa superbe, du corps de l’écrivain, est particulièrement touchante. Jacques Roubaud ne s’en plaint et ne s’en lamente jamais. Plus encore, ce récit du corps qui fait erreur parmi les lettres du clavier, ou qui souffre durant les promenades, recouvre une réflexion sensible sur le travail de l’écriture. Le corps douloureux mis à nu (« Mes globes oculaires régulièrement et de plus en plus fréquemment, me grattent ») apparaît lui aussi, à l’image de la page d’écriture, comme une matière à exercer, façonner et travailler. L’écriture prend la forme du brouillon, soit de l’ébauche destinée à être mise au propre, comme le corps lui-même qui tâtonne, se trouble, se trompe. Exercer son corps comme l’on exerce ses mots. C’est notamment ce que Jacques Roubaud semble décrire avec autodérision à travers l’évocation de ses marches parisiennes, où l’on entend la voix de Perec, ou des descriptions minutieuses de ses circuits dans son appartement : « Je relis, ainsi, chaque jour pour le moment […] tout ce que contient le document […]. Toutes les demi-heures j’abandonne l’écran pour cinq minutes environ de marche ». Peut-être ou la nuit de dimanche livre une réflexion sur le temps qui laisse ses traces sur les corps et les mots, traces du temps passé cabossé et du temps limité, que Roubaud choisit d’inscrire avec humour, au cœur de son roman autobiographique : « Je n’ai plus un cheveu sur le caillou. Pourquoi couper les cheveux de la prose en quatre, mais en quatre fois quatre ? »
Rassemblant le corps et l’écriture, la question du temps et de ses limites pose celle de la composition d’un roman, d’une histoire vécue, et de sa décomposition angoissante. Roubaud s’amuse en effet à décomposer son passé à travers la distinction de divers « modes biographiques », de suites de listes, ou d’inventions de fictions (on pense à celle de l’Oulipo déguisé sous le nom de « l’Appentis »), tout comme il décompose les moments d’écriture. Peut-être ou la nuit de dimanche témoigne d’une riche réflexion, aussi bien mathématique que poétique, sur la composition de la vie et du roman, qu’elle touche, à petite échelle, la typographie, ou, à plus grande échelle, la structure d’ensemble en chapitres. Jacques Roubaud, compositeur de « quatuor de forme et de partitions », joue sur les variations typographiques et romanesques pour discerner les fils et formuler la « thèse » de son autobiographie qui recompose alors son passé.
Cette « thèse » proposée sous la forme « d’hypothèse », aussi étrange soit-elle, constitue l’un des pans les plus riches du roman. Formulée à partir de l’évocation du suicide de son frère Jean, le benjamin de la fratrie, elle pose en effet la question de la composition et de la décomposition d’une famille et des places à occuper dans un groupe. Renoncer à être le premier préféré, être « benjamin », là semble, peut-être, résider pour Roubaud la possibilité d’une « réparation en [soi] de la perte de l’état d’être le préféré ».
À l’image du tableau noir du mathématicien que l’on gribouille, que l’on embrouille et que l’on efface autant que nécessaire, la composition mouvante et précaire du brouillon pour écrire l’embrouillamini de ses vies successives et entrelacées apparaît comme la plus juste et la plus à même de laisser advenir ce type de « révélation ». À travers l’invention exaltante d’un brouillon de poéprose, Jacques Roubaud semble faire du roman un espace mouvant et empêché par le temps, de pratique et d’apprentissage de soi, de son corps, de son passé, de sa langue. Dans la continuité de son Poétique. Remarques, Roubaud écrit ici un livre de mémoire, où la forme même du brouillon, contrainte créatrice de potentiels, permet d’accueillir une pensée mouvante de soi, de l’écriture et de la poésie en ce qu’elle est intrinsèquement liée à la mémoire et au temps qui passe : « La mémoire c’est dire : c’était cela, c’est cela ; et cela nous quitte » (Poétique. Remarques, Remarque 2512).