Regarder passer les trains (quand il y en a)

Auteur connu pour La théorie de l’information et L’aménagement du territoire, Aurélien Bellanger a collaboré avec le metteur en scène Julien Gosselin pour sa pièce 1993. Eurodance est le texte de la première partie de ce spectacle. Nihiliste et agréable à lire, l’ensemble se veut une variation sur les années 1990 et leurs désillusions actuelles.


Aurélien Bellanger, Eurodance. Gallimard, 72 p., 11 €


Un spectre hante la France : son réseau ferré. Des éditoriaux du Figaro aux plaidoiries de Julien Coupat en passant par les grèves de la SNCF, le motif du ferroviaire est en passe d’acquérir une réelle fonction dans notre imaginaire. Nostalgie de l’ère industrielle ou métonymie d’un malaise plus général ? Sans trancher, Aurélien Bellanger s’inscrit dans la tendance avec ce court texte sur le tunnel sous la Manche. « Apothéose » selon lui des espoirs de paix européenne des années 1990, cette infrastructure se transforme en « crispation » avec l’apparition de la « Jungle » de Calais : « Le tunnel, solution jadis miraculeuse, est devenu le nom d’un problème insoluble. » Brodant sur ce motif et l’enrichissant de rapprochements avec le tunnel du CERN, autre fameuse excavation, l’auteur dit l’hébétude d’un garçon né en 1980 et persuadé dans son adolescence que l’an 2000 serait « une tempête solaire sucrée et bienveillante ». Une introduction en forme d’essai puis un monologue enregistrent l’écart entre ces promesses et la réalité.

Aurélien Bellanger, Eurodance

Aurélien Bellanger © Jean-Luc Bertini

Eurodance ambitionne donc de détecter un basculement. Bellanger a l’habileté de déplacer le regard et de ne pas rechercher une césure historique mais géographique, en l’occurrence Calais. Il s’est rendu aux alentours du tunnel à plusieurs reprises et en livre la description suivante : « Lentement, le paysage s’est mis en ordre de bataille. Le paysage s’est mis à ressembler à une zone de guerre. » Magiquement ? Par génération spontanée ? L’auteur ne nous le dit pas. Il nous avait prévenus : « Il ne s’agirait pas de trouver des responsables. » Pourtant, Bellanger sait bien qu’il y en a, des responsables, et il le reconnaît dans des phrases telles que : « C’était la guerre, mais elle était jolie. C’était la guerre mais on avait fait en sorte que ça ne ressemble pas à la guerre. » On ? Tout le texte se caractérise par un refus délibéré de nommer. Au lieu de ça, il est question de « l’Europe, machine devenue folle ». Peut-être faudrait-il rappeler à l’auteur que nous ne sommes pas en présence de béhémoths impersonnels. Entre gommage et euphémisation, le texte sacrifie la compréhension au goût de la formule.

Ainsi, écartant l’explication des phénomènes politiques qu’il a sous les yeux, Bellanger offre le témoignage d’une expérience du sublime : c’est horrible, pourtant je ne peux m’empêcher de m’émerveiller et de restituer mon émerveillement d’une agréable manière. Brillant comme sa jolie couverture, le texte enchaîne les aphorismes esthétisants : « On a laissé seulement s’épanouir les grands aulnes secs de la vidéosurveillance » ; ou encore : « L’Europe est le continent de toutes les inquiétudes géographiques ». Entre anaphores obsédantes et exhibition de son brio stylistique, Bellanger recherche un effet de sidération. Montrant des trains, il finit par prendre son lecteur pour un bovidé.

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