La vertu formatrice des échanges

Comme le suggère le titre de ce recueil posthume, Todorov a été un passeur de vies et de lectures. Chez lui, non seulement la lecture et la vie vont de pair mais l’acte de lire accompagne, nourrit et donne sens à la vie du penseur. De sa jeunesse en Bulgarie à son parcours prolifique en France entre critique littéraire, sémiologie, histoire des idées et pensée humaniste, Todorov a fait de sa vie une invitation ouverte à la lecture et un exercice acharné de la transmission.


Tzvetan Todorov, Lire et vivre. Robert Laffont, 450 p., 22 €


Il y a dans ce recueil la synthèse éclatée de la pensée de Todorov : une suite de fenêtres ouvertes aussi bien sur ses lectures et ses préoccupations que sur sa trajectoire personnelle, déclinée au fil des pages et des portraits. Par ailleurs, et comme le rappellent ses enfants dans leur avant-propos, lire ou relire Todorov offre « l’occasion de profiter encore de sa pensée, et par là, un peu, de sa compagnie ». En somme, d’opposer à la disparition du penseur la perpétuation de ses actes de lecture et de transmission.

Il suffit de parcourir la table des matières pour constater que Todorov mobilise l’acte de lecture non seulement pour définir le cadre et les fondements d’un « Vivre ensemble » (première partie) mais également pour mettre en relation la perception et la connaissance du monde : « Lire, écouter, voir » (deuxième partie) pour « Savoir » (troisième partie) et vice versa. Les articles regroupés dans la première partie révèlent trois préoccupations majeures chez Todorov : clarifier le rôle des intellectuels face aux questions de morale, d’identité et de société, reconstruire le lien entre mémoire et justice à partir d’une observation critique des champs littéraire et politique, et enfin déconstruire les logiques et les justifications des guerres et des approches belliqueuses des conflits.

Tzvetan Todorov, Lire et vivre

Tzvetan Todorov © Jean-Luc Bertini

D’un texte à l’autre, Todorov place systématiquement l’individu au centre de sa réflexion. Ainsi, dans l’article inaugural, il affirme sans ambages que « le courage n’est moral que s’il est mis au service des personnes ». Pour définir la morale, il réconcilie l’exigence personnelle et le don à autrui tout en mettant en avant le sujet qui agit et celui qui reçoit. Pour étudier le rapport entre politique et religion, il distingue entre les sphères légale, sociale et intime tout en démontrant la possibilité de « défendre la morale humaniste sans se référer à la foi ». Pour réfléchir sur la responsabilité des intellectuels, il compare la pensée de Camus et celle d’Aron en saluant chez le premier son « exigence de rester honnête avec lui-même ». Loin de toute lecture réductrice, ce souci d’ancrer la pensée dans l’expérience humaine se veut avant tout un appel à désenclaver et à redéfinir les concepts : l’identité comme rencontre des populations, la culture comme ensemble de codes communs et de règles partagées, la société comme pluralité humaine basée sur « la vertu formatrice de nos échanges ».

La pensée humaniste de Todorov reste indissociable d’un appel à l’introspection et à l’autocritique : analyser le passé sans le sacraliser, examiner les auteurs des atrocités sans banaliser leurs actes, mettre la mémoire collective au service d’une meilleure compréhension historique et d’un double devoir de vérité et de justice. Soucieux d’expliciter ces démarches et leurs difficultés intrinsèques, Todorov dresse le portrait de créateurs tourmentés, à l’image d’un Romain Gary tiraillé non seulement entre l’incapacité et le devoir de combattre le mal, mais aussi entre la quête et la disparition de l’identité, ou encore de son ami et « double » le cinéaste Vesko Branev se débattant au sein d’une Bulgarie totalitaire, ou de la journaliste Gitta Sereny remontant aux sources du mal et de la haine dans ses travaux sur les crimes nazis et la violence infligée aux enfants. Chez Todorov, lire la complexité du monde passe aussi par un rejet catégorique et inconditionnel de la guerre. Qu’il s’agisse de l’Afghanistan, de la Libye ou encore de la Syrie, Todorov martèle qu’« il n’existe pas de guerres propres, ni même de guerres justes » car la guerre est « un moyen si puissant qu’elle fait oublier le but poursuivi ». Au règne de la force militaire brute et au principe d’ingérence moderne au nom de la démocratie, il oppose l’ordre du droit, l’analyse de chaque situation particulière et le rejet de la perception du monde comme un combat contre l’ennemi car « ce ne sont pas les identités hostiles qui provoquent les conflits, mais les conflits qui rendent les identités hostiles ».

Todorov est un passeur en ce sens que sa pensée cherche constamment à éclairer les défaillances des hommes et des pouvoirs, à renforcer les liens entre les êtres et les créations, à transmettre la soif et la quête de vérité telles qu’elles sont vécues par les artistes créateurs. Dans la deuxième partie du recueil, il affirme d’emblée que la littérature offre « cette perspective d’une meilleure connaissance du monde ». En somme, il s’agit de lire pour mieux vivre. Comme Kundera, Todorov s’intéresse au roman comme moyen d’appréhender l’existence et de représenter ce particulier qui invite toujours à de nouvelles lectures. Sur les pas de l’historien de la littérature Ian Watt, il étudie l’émergence et l’évolution des mythes littéraires pour en dégager les enjeux en termes de pensée individualiste et de mise en relation sociale. Dans un autre article, il analyse les opéras The Rake’s Progress et La Traviata comme des modèles de création façonnés par la générosité de leurs créateurs et par le pouvoir d’évocation et d’identification des mythes créés. Mû par ce même désir de jeter des ponts entre les domaines de création, Todorov analyse à la suite de Susan Sontag notre rapport aux images de détresse et de souffrance, considère le théâtre comme l’espace idéal d’une pensée politique fondée sur la « reconnaissance de l’altérité », et articule la peinture et la pensée à travers leurs capacités communes à sonder et à transformer la condition humaine. Là encore, l’analyse mène au portrait, à l’image du sculpteur Georges Jeanclos que Todorov représente à l’écoute de son passé personnel et de sa matière de travail dans le but de révéler « à la fois l’insigne faiblesse de notre personne et la force irréductible de notre amour ».

Tzvetan Todorov, Lire et vivre

Au fil des pages, le lecteur prend conscience que les analyses de Todorov non seulement prolongent ses travaux précédents, notamment Insoumis et Le triomphe de l’artiste, mais esquissent également en filigrane son propre portrait. Ainsi, quand il explore « les ombres des Lumières », il réaffirme son attachement intime à une pensée plurielle et irréductible. Quand il met en parallèle les trajectoires de Germaine Tillion et de Claude Lévi-Strauss, il défend avec conviction la nécessité d’associer, dans les sciences humaines, l’expérience subjective du sujet connaissant à l’observation objective des hommes et du monde, ainsi qu’à l’exigence de qualité et d’accessibilité de la recherche. Dans le portrait tendre et lucide qu’il dresse du grand linguiste Émile Benveniste, le lecteur ne peut s’empêcher de voir le miroir d’une expérience personnelle et d’un questionnement sur les difficultés de la recherche, guettée sans cesse par « un sentiment d’inachèvement, de fragmentation ». Même constat avec cette réflexion au sujet de Joseph Frank, biographe de Dostoïevski : « c’est en se penchant à la loupe sur certains de ses essais au sujet d’autres critiques ou artistes dont il se sentait proche qu’on découvre les fragments dissimulés d’un autoportrait ».

À bien des égards, Lire et vivre est aussi un voyage dans la méthodologie riche et plurielle de Todorov. Ici, les amitiés et les souvenirs personnels s’associent aux définitions et aux études analytiques. L’argumentation détaillée se trouve enrichie du besoin permanent d’établir des distinctions, de repérer des paradoxes, d’opposer des arguments et des alternatives avec rigueur et application. Todorov est le passeur de cette « instruction civique » qui « apprend plutôt à se méfier des réponses tranchées » et à suivre le chemin de la nuance et de l’équilibre productifs. Cette « ouverture méthodologique maximale » qu’il salue chez Ian Watt s’applique très bien à lui-même et se reflète dans la nature même de ses textes : recensions, préfaces, articles de revues et interventions publiques. Comme il l’affirme dans le « Discours d’Amsterdam » qui clôt le recueil, cette ouverture constitue le vecteur même de sa pensée, nourrie par le besoin de défendre des causes et des valeurs sans tomber dans le mépris d’autrui ou dans la pensée totalitaire. Pour Todorov, une vie de passeur est une vie fondée aussi bien sur l’engagement et la vigilance que sur la traduction, la nuance et la mise en relation. Son leitmotiv est la double nécessité de comprendre les sources du mal pour empêcher son retour et d’ouvrir le champ de la pensée à l’expérience personnelle pour enrichir son développement. Passeur d’une pensée du dialogue entre expériences de vie et de lecture, Todorov nous rappelle que « l’œuvre réussie est toujours la rencontre d’une matière avec une personne individuelle, voire avec un destin ».

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