Attaques

Deux livres sur l’expérience de ce qu’on appelait autrefois une « attaque d’apoplexie » ou simplement « une attaque » (aujourd’hui un AVC) viennent de paraître en mars. Tout les distingue sauf le désir des auteurs de ne pas désigner ce qui les a frappés par son nom médical contemporain. C’est « l’accident » pour François Matheron dans L’homme qui ne savait plus écrire et « le coup » pour Antoine Audouard dans Partie gratuite.


François Matheron, L’Homme qui ne savait plus écrire. Zones, 110 p., 12 €

Antoine Audouard, Partie gratuite. Robert Laffont, 407 p., 20 €


Le livre d’à peine cent pages de Matheron dérange au plus haut point par sa violence, sa composition déconcertante, sa pensée ambitieuse tandis que celui d’Audouard, empruntant les voies d’un réalisme stoïque et humoristique, répond plus au schéma habituel du récit de catastrophe physique et psychique (basculement dans un état autre, conséquences et processus de « guérison ») même s’il dédaigne la linéarité et procède par le biais de vignettes. Le petit ouvrage d’Audouard pourra être utile, réconfortant pour l’avéciste et son entourage, celui de Matheron les troublera et les entraînera sur des terrains inconfortables et complexes.

L’homme qui ne savait plus écrire, avant de choisir des juxtapositions temporelles et narratives audacieuses, s’ouvre de manière traditionnelle par la déclaration du cataclysme : «  Un jour de novembre 2005, c’était un samedi, je me souviens très bien, ma vie a changé radicalement. » En effet, Matheron, philosophe spécialiste d’Althusser, est en train d’avoir une attaque cérébrale ; il va se retrouver aphasique et hémiplégique. D’autres terribles amoindrissements physiques suivront, des progrès aussi, ce qui permet au livre d’interroger sans relâche et sans réponse possible : « Qui connaît un corps, sa puissance, son impuissance ? »

Le sien (de corps – sans doute accompagné de l’esprit si l’on pardonne ici le dualisme) a perdu l’accès à la mémoire, aux mots, à l’écriture, au mouvement ; il s’est tordu, il souffre… Mais en dépit de son extrême débilité, quelques années plus tard, il se met, pour un temps fort long, à s’animer d’une prodigieuse énergie excrémentielle. La « pisse » et la « merde » dominent alors l’existence de Matheron, tout comme la dépression la plus profonde. Des passages quasi-hallucinatoires racontent les séances (réelles, fantasmées) de Matheron « chiant » par terre dans ses toilettes ou, parce qu’il trouve cela plus pratique, debout dans sa baignoire. Sa femme Carole surgissant alors pour lui dire : «  François tu le fais exprès ! » et menacer de partir sur-le-champ avec les enfants.

François Matheron, L’Homme qui ne savait plus écrire

François Matheron

Cette thématique scatologique et ses multiples illustrations seraient insoutenables si elles ne se justifiaient par l’étonnement scandalisé et furieux qui parcourt le texte concernant le corps, et si elles ne se trouvaient englobées dans une construction narrative ou méditative plus vaste, ouverte à des sujets d’ordre philosophique certainement moins tabous : rapport entre langage, pensée, écriture, mémoire ; recommencement à partir de « rien » ; repolitisation de la philosophie…

Épisodes défécatoires, moments de réflexion ; ce ne sont pas les uniques disharmonies apparentes du texte. D’autres hiatus troublent aussi, avant que le principe d’écriture de l’ouvrage ne devienne apparent. L’homme qui ne savait plus écrire se compose en effet de différents types de textes, d’époques différentes et de provenances différentes, dépourvus de frontières toujours bien marquées (sans doute l’homme qui a eu un AVC est lui-même un être aux limites mal définies). Ainsi, certaines pages sont contemporaines de l’attaque cérébrale, et reconstruites à partir de souvenirs d’autrui, d’autres sont postérieures, elles parlent d’événements vécus par Matheron ou de son travail sur Althusser.

D’autres voix que celles du Matheron d’aujourd’hui ou du Matheron d’autrefois s’élèvent également dans le texte et autour du texte. Une série d’entrées datées des années soixante laisse la parole à Althusser organisant le travail de réflexion du groupe « Spinoza » et offre une fraternité intellectuelle et affective au Matheron dont l’esprit a volé en éclats. Il y a ensuite deux petites postfaces, l’une d’un collègue japonais de Matheron (Yoshihiko Ishida), l’autre du philosophe italien, Toni Negri. Hors leur intérêt intrinsèque, elles ajoutent leur étrangeté de langue étrangère à l’étrangeté du petit ouvrage de Matheron…, philosophe aphasique plongé dans un processus de réapprentissage de sa langue et de la pensée.

Mais surtout, à l’intérieur de L’homme qui ne savait plus écrire, se font entendre d’autres voix. Le livre adopte un procédé familier aux fantaisies modernistes, mais ici entièrement justifié par les désordres psychiques et cognitifs de l’auteur, celui d’un récit qui raconte sa propre élaboration. Des pages présentent en effet la façon dont l’auteur tente d’écrire son texte, en faisant parvenir des extraits à ses amis et les priant de donner leur avis : « Je t’envoie ce texte. Je suis incapable de savoir si cela a un intérêt en dehors de moi-même. Et toi ? » Ils donnent leur opinion, et nous lisons leur réponse.

François Matheron, L’Homme qui ne savait plus écrire

« J’ai lu ton texte hier mais je ne t’ai pas écrit tout de suite car j’étais comme tétanisée. Tu dis des choses qui ne sont jamais dites… il faut continuer et à terme publier ce sur le vif… (car) le vif de la souffrance n’est quasiment jamais dit, ou est toujours dit a posteriori… Là ta force, outre la transgression de ce qui reste malgré tout des interdits d’écriture, c’est ce qui se dit sur le vif. »

Grâce à ces amis, grâce à Matheron nous avons aujourd’hui L’homme qui ne savait plus écrire, qui est donc à la fois ce récit « sur le vif » admiré par la correspondante de Matheron, une divagation souffrante, une réflexion adossée à Althusser et Spinoza. Le livre s’achève après une hospitalisation de l’auteur pour bilan neurologique (« rien à signaler ») en 2016, le retour de problèmes physiques, des vacances d’été en 2017 hantées par « l’impression pénible que tout peut se produire ». La dernière phrase de l’ouvrage prend des accents très beckettiens : « C’est fini ce n’est pas fini. »

Et assurément Matheron semble alors se placer pour finir dans l’ombre de l’écrivain irlandais et répondre à certaines de ses ironiques injonctions. Il est le représentant digne, furieux, délirant, raisonneur de ce que Vladimir dans En attendant Godot appelle « l’engeance où le malheur nous a fourrés ».

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