Pour le dire sans détour, j’ignorais jusqu’ici l’existence de cette revue, annoncée comme « agonale poétique enthousiaste politique historique religieuse romantique… sensuelle amoureuse…» et plus encore, dont la présente livraison, publiée en partenariat avec le Collège des Bernardins, comporte un sommaire d’une richesse impressionnante puisqu’on y trouve, outre un poème de Rabindranath Tagore extrait d’un recueil à paraître, intitulé La Barque d’or, un cahier « Culture d’Islam » avec, entre autres contributions, un article de Habib Abdulrab, « Le facteur culturel dans l’autodestruction du Monde Arabe », et, raison pour moi de parler ici de ce numéro, ce dossier Lou Andreas-Salomé qui comprend pas moins de sept articles traitant des différents aspects de l’œuvre et de la vie de celle qui occupa pour Freud, quelles que fussent leurs divergences, sur la question de la féminité notamment, la place « d’interlocutrice privilégiée ».
« Lou Andreas-Salomé : du charnel au spirituel ». Dossier dirigé par Gemma Serrano, contributions de Sylvie Sesé-Léger, Jean-Michel Hirth, Paule Lurcel, Olivia Todisco, Jean-Yves Tamet, Janine Filloux. Nunc, revue opérante, n° 44, février 2018.
À défaut de les résumer, je m’arrêterai sur quelques-unes de ces contributions d’auteurs appartenant à des institutions psychanalytiques distinctes mais qui trouvent avec Lou Andreas-Salomé un terrain de rencontre bienvenu.
Entrer dans l’univers de celle que le monde psychanalytique appelle depuis fort longtemps Lou, marque d’estime et de reconnaissance, voire d’admiration, cela ne saurait masquer ce que rappelle Gemma Serrano dans son texte introductif, à savoir « la méconnaissance dont souffre encore cette œuvre », laquelle réclame « un travail scientifique permettant de faire connaître une femme […] qui a marqué par sa pensée et sa vie la modernité européenne de la fin du XIXe siècle ».
On la connaît certes, mais d’abord un peu légèrement, par les hommes qu’elle a aimés, ou « troublés », comme le note Jean-Michel Hirt dans un article joliment intitulé « Naître qu’une femme ». Nietzsche, Rilke, Freud, « NRF, tout un programme », ironise gentiment ce même auteur qui souligne que Lou Andreas-Salomé – Andreas du nom de son mari, Salomé de celui de son père qui fut officier du tsar – aura été la muse de ces trois immenses écrivains dont les écrits imprègnent encore « nos réflexions et nos élaborations » tant dans le champ philosophique et poétique que psychanalytique. En 1931, à l’occasion du soixante-quinzième anniversaire du fondateur de la psychanalyse, elle publie une lettre ouverte intitulée Mon remerciement à Freud qui lui vaudra en retour un éloge dont beaucoup eussent rêvé. Jean-Michel Hirt s’attache à suivre la démarche de celle qu’il compare, trouvaille s’il en est, à une silhouette féminine du monde de Michelangelo Antonioni, de celles qui ne cessent de s’éclipser, comme pour échapper à toute forme d’identification et à tout le moins pour affirmer sans relâche, mais sans jamais s’écarter de la rigueur du vocabulaire psychanalytique, la spécificité de cet être féminin dont elle cherchera toujours à souligner le caractère « éminemment analytique ».
Mais revenons à cette lettre de remerciement dont Freud eût voulu qu’elle fût davantage adressée à la psychanalyse qu’à lui-même. Petite différence qui ouvre à des différends dont traite Janine Filloux dans sa contribution : l’écart entre le Maître et la disciple ne cessera de se maintenir, à propos du féminin et de la sexualité féminine d’abord, s’agissant de la création ensuite. Ce dialogue est scandé par des écarts subtilement exprimés qui ne dérivent cependant jamais vers une rupture, c’est l’un des points sur lesquels insiste Janine Filloux qui, en soulignant les racines nietzschéennes de la pensée de Lou, analyse subtilement comment celle-ci s’efforce de demeurer dans la trace freudienne tout en s’employant à poser les fondements de ce continent qu’elle ne veut plus « noir » mais conceptuellement, et analytiquement, établi, parlant ainsi d’un « fond primitif de la femme », point sur lequel elle ne cédera jamais. « Nous sommes d’accord à ceci près… », écrit Freud, c’est là la quintessence de ce dialogue dans lequel viennent sans cesse s’opposer, mais aussi se conforter, la créativité poétique et le sens clinique de Lou d’un côté, la rigueur de l’homme de science de l’autre qui déclare à sa « très chère Lou » n’être pas, quoi qu’elle en pense ou dise, un artiste et encore moins, pourrions-nous dire à la suite de l’auteure de ce bel article, un explorateur de la question féminine, trop pris qu’il est par « la complicité homosexuelle » l’unissant à ses disciples.
S’il est un cadre dans lequel Lou aura pu déployer ses talents de « compreneuse », c’est bien celui du rapport complexe entre Freud et sa fille Anna, relation qu’explore Jean-Yves Tamet. C’est le père qui aurait, dit-on, envoyé sa fille – on ne savait pas alors que c’est avec lui, Freud, qu’Anna fit en deux temps une analyse pour le moins discutable – chez Lou dont il disait, un éloge parmi d’autres : « il y a des gens qui ont une supériorité intrinsèque, ils ont une distinction innée, elle est de ceux-là ». Il semble bien que Freud, sans le dire explicitement et peut-être même sans se l’avouer, ait senti en Lou un relai, sorte de possibilité d’accès à une vie d’adulte autonome pour Anna, même si cette perspective lui était douloureuse. C’est bien ce qui va advenir en 1921 : quel que soit l’écart d’âge (Anna a alors 26 ans et Lou 60), plus qu’une amitié, une complicité s’instaure entre les deux femmes, proximité d’amitié intense, proximité théorique mais aussi sensuelle, Lou permettant à Anna de « sortir de sa soumission et de sa résignation face à son père » pour accomplir ce pas décisif : « Quitter le père sans le trahir et ne pas le décevoir en se découvrant soi ! »
Olivia Todisco explore à propos du thème de la création les échanges entre Lou et Rilke qui ne furent que brièvement amoureux mais trouvèrent dans le champ de l’écriture, de la littérature et de la poésie bien sûr, mais aussi dans la sculpture, des espaces de rencontre et de confrontation dans lesquels Lou semble bien ne pas avoir été toujours tendre, peinant à croire en la véracité de la maladie de celui qui l’aima.
Abordant la place du père chez Freud et chez Lou, Paule Lurcel laisse apparaître un père comme possiblement « pluriel », qui ouvre non sans hésitations l’accès pour la petite fille au monde extérieur et révèle dans l’esprit de l’enfant ce qu’il en est de ses attentes narcissiques. Le père primitif et le père œdipien « ne sont pas superposables chez Lou et chez Freud » et l’auteure explore cette dualité, ce « partage ».
J’ai gardé pour la fin l’article de Sylvie Sesé-Léger qui, par le moyen d’une lecture que l’on peut dire au scalpel de la correspondance entre Lou et Freud, fait apparaître le véritable drame qui s’est noué entre celui qui est à la fois le père de la psychanalyse et celui d’Anna et celle qui, pour les aimer tous les deux, va les séparer. Freud assiste à ce qui semble bien avoir été pour lui un écartèlement : il souffre de la distance qui s’instaure entre lui et « fille Anna » mais en même temps se réjouit de l’autonomie acquise par son Antigone, du respect qu’elle a gagné dans les milieux analytiques, sachant quel a été le rôle décisif de Lou dans cette évolution. Plus que lisible, limpide, l’écriture de Sylvie Sesé-Léger permet de suivre les contradictions et les points d’amour entre ces deux femmes en s’autorisant sans cesse des hypothèses plus que fécondes sur certains des points de leur rencontre. Ainsi de leurs rapports respectifs à leurs mères, aussi absentes que glaciales. Lou fut bien « une confidente, une amie, un substitut de mère, un substitut d’analyste », autorisant avec beaucoup de délicatesse sa jeune amie à s’émanciper de ses inhibitions tant intellectuelles que sexuelles. Mais le drame, car drame il y eut bien, tint sans aucun doute dans l’acharnement de Freud à demeurer dans la perspective du complexe de castration, ce qui lui fit rater du même coup la question lancinante du féminin.
Un brillant dossier qui pourrait amplement, augmenté de quelques autres études, constituer un livre peut-être plus accessible que cette revue aussi noble que discrète.