Le sociologue et spécialiste du libéralisme Christian Laval effectue une nouvelle fois une entreprise de (re)lecture, à la façon de ses travaux antérieurs sur Marx, Bentham et la pensée néolibérale. Sous l’angle des rapports inachevés et difficilement identifiables qu’entretinrent Bourdieu et Foucault avec la question néolibérale, il propose ici une confrontation salutaire de ces deux pensées majeures du temps présent, dans une démarche de rigueur théorique, didactique et politique qui les délivre des préjugés qu’on leur accole trop souvent.
Christian Laval, Foucault, Bourdieu et la question néolibérale. La Découverte, 262 p., 21 €
Attention, terrain miné. Christian Laval fait une allusion importante mais fugace à ces mines qu’il a le bon goût et l’intelligence de ne pas désigner – meilleur moyen de les déminer – et qui constituent le contexte malheureux dans lequel on lit aujourd’hui Bourdieu et Foucault. Pour ce dernier, une étonnante alliance d’idéologues au statut plus ou moins usurpé de penseurs a depuis une quinzaine d’années au minimum cherché à faire de l’auteur de L’histoire de la sexualité et des Mots et les choses un farouche tenant d’un néolibéralisme trouvant dans la défense des « minorités » son opposition idyllique. Faisant souvent fond sur les travaux rapidement lus de Michel Clouscard, on y retrouve la réaction dite de gauche (Jean-Claude Michéa au premier chef) citée et citant la réaction dite d’une droite progressiste. Et voici Foucault, contre toute lumière historique, replâtré soixante-huitard invétéré, idiot utile d’un libéralisme qu’il finirait par embrasser sur la fin de sa vie. En face, Bourdieu, objet de nombreuses haines et critiques malhonnêtes ayant commencé par s’attaquer à ses engagements militants de 1995 et d’après, pour s’attaquer ensuite méthodiquement à l’ensemble de son œuvre. Travail de longue haleine et d’électro-encéphalogramme plat le plus souvent, l’entreprise de destruction atteint parfois certains degrés dans l’infamie, comme le soupçon d’antisémitisme posé sur Les héritiers sur l’antenne de France Culture.
Ce contexte alternant le désolant et le répugnant est malheureusement essentiel pour comprendre pourquoi ce livre est écrit aujourd’hui, par cet auteur, dans cette maison d’édition. À grands traits parce qu’il est nécessaire aujourd’hui de (re)situer ces œuvres et leurs auteurs pour pouvoir penser avec et contre eux, sans colère ni parti pris. C’est dans cette perspective de contextualisation qu’il faut d’abord lire les chapitres les plus « historiques » de l’ouvrage où sont rappelés le développement de la pensée néolibérale en France et ses préceptes. Le tableau historique, d’ailleurs assez allusif puisqu’il n’est qu’un objectif parmi d’autres de Christian Laval, pourra être complété par d’autres lectures – la plus synthétique et la plus récente étant certainement, selon un angle plus électoral et économique, L’illusion du bloc bourgeois de Bruno Amable et Stefano Palombarini. Cela dit, l’ouvrage donne un cadre opératoire et clair pour mieux comprendre, biographiquement et intellectuellement, les pensées de Bourdieu et de Foucault sur la question : celui de la victoire d’une pensée politique et économique promue dès les années 1930 à travers le groupe X-Crise et le colloque Walter Lippman notamment, avant de triompher parmi les élites politiques et la haute fonction publique à partir des années 1960. L’application française, avec ses spécificités par rapport aux contextes autres (ordolibéralisme allemand, néolibéralisme anglo-saxon incarné bien sûr par Thatcher et Reagan), intervient à partir du septennat du président Giscard d’Estaing et notamment de l’arrivée à Matignon de Raymond Barre. Les deux hommes d’État sont d’ailleurs maintes fois cités ; et ce n’est pas le moindre des charmes du livre que de donner à lire un lexique et des stratégies politiques qui sont encore celles d’aujourd’hui, les « nouveaux mondes » n’ayant décidément pas la primeur de notre âge.
L’histoire explique en partie les divergences théoriques des deux hommes, et le fait qu’ils ne dialoguèrent jamais l’un avec l’autre. Les deux hommes partagent le fait d’avoir pensé le néolibéralisme dans les marges de leurs œuvres majeures, mais tous deux au Collège de France. Or, Foucault y enseigne de 1970 à sa mort, en 1984, quand Bourdieu n’y parvient qu’en 1981. Le premier entame ainsi ses cours dans une période où le néolibéralisme n’est pas un phénomène identifiable, voire n’est toujours pas nommé ; tandis que le second connaît les ors de la rue des Écoles au moment où le néolibéralisme triomphe dans les gouvernements et dans des consciences toujours plus nombreuses. Cela dit, les divergences dépassent largement ces considérations conjoncturelles, et Christian Laval le montre avec une lumineuse rigueur. Foucault prend au sérieux le caractère nouveau du néolibéralisme, Bourdieu le nie en le rattachant génétiquement à des structures de domination capitaliste anciennes. Le sociologue s’intéresse à la domination néolibérale, le philosophe veut analyser comme de coutume des stratégies et discours de pouvoir propres à ce nouvel art de gouverner. L’un inscrit le néolibéralisme dans une réflexion sur le biopolitique et les technologies de pouvoir déjà entamée pour d’autres objets ; l’autre applique sa méthode sociologique à des objets renouvelés et plus explicitement politisés et militants. Ainsi la confrontation des deux réflexions, qui sait ne jamais distribuer de bons points à l’un ou l’autre pour réellement donner à penser, remet-elle en jeu ces pensées et leurs héritages tout en identifiant leurs méthodes, leurs limites, et surtout leur inachèvement.
La réussite du livre tient donc à cette équidistance remarquable trouvée par Christian Laval entre les différents écueils que pouvait faire envisager l’ouvrage : comment ne pas juger Foucault à partir de Bourdieu ? Bourdieu depuis Foucault ? Comment ne pas les absoudre ou les incriminer d’avoir été tels qu’en eux-mêmes et de leur temps depuis une contemporanéité saturée de discours sur ces penseurs-là particulièrement ? On ne peut que regretter que le livre cloisonne tant les analyses de l’un et de l’autre, hormis certaines pistes lancées pour les faire aller de concert, mais il faut en toute justice reconnaître que cela n’était guère possible dans ce cadre problématique. L’équilibre du livre tient ainsi à sa force scolaire, dans le sens le plus vigoureusement beau du terme, qui permet d’envisager ensemble travail intellectuel, rigueur universitaire, engagement politique en permettant une compréhension précieuse d’un aspect méconnu de travaux fameux et souvent trahis. Le dévoilement de deux penseurs somme toute plus classiques que ce que les préjugés veulent faire croire est ainsi particulièrement convaincant dans ses développements érudits à partir des textes respectifs.
L’exemple de la révision du panoptisme de Surveiller et punir par Foucault dans ses cours du Collège de France est particulièrement enthousiasmant dans l’analyse d’un néolibéralisme perçu notamment comme technologie de pouvoir en butte aux idéologies, dans lequel la « démocratisation de l’exercice du pouvoir » devient un « panoptisme généralisé » où « l’opinion publique […] est érigée en tribunal permanent ». Christian Laval saisit ici comme ailleurs la singularité toujours vivace de Foucault en l’intégrant dans des débats du temps nécessaires à sa pleine et entière compréhension, convoquant tour à tour Rosanvallon, Apel ou Habermas. En ce qui concerne Bourdieu, la reprise des analyses de la révolution conservatrice et de ses liens avec la noblesse d’État trouve une façon de coup d’éclat dans sa solidarité avec l’engagement du sociologue à partir de 1995 au sein des conflits sociaux comme d’un internationalisme naissant à la gauche de la gauche. Exemples parmi d’autres à travers lesquels Christian Laval fait montre d’une lecture fine, pleine de rigueur et d’actualisation pédagogique, politique, théorique. On gage qu’il trouvera dans l’immédiat des détracteurs le jugeant trop complaisant, trop didactique, trop militant dans le contexte déjà évoqué ; là où il permet d’envisager avec d’autres auteurs de nouveaux parcours pour ces pensées dont l’actuelle pertinence est une fois de plus démontrée.
Car on s’aperçoit en lisant Christian Laval que foucaldiens et bourdieusiens, dans la grande Garabagne des écoles de pensée qui ne savent plus faire école, ont parfois infléchi ou laisser s’infléchir les lectures de ces corpus. Ainsi, le retour aux textes et discours de Bourdieu signale à quel point ceux qui le perçoivent comme l’une des dernières résurgences idéologiques d’un marxisme illégitime commettent une lecture au mieux hâtive. Idem pour Foucault, de ses détracteurs les plus malhonnêtes jusqu’à ses filiations dans des pensées révolutionnaires récentes – en premier lieu les ouvrages de Jacques Rancière ou du Comité Invisible et Tiqqun – ou du champ postcolonial, qui imposent toujours des remises en jeu de la qualité de celle opérée par Christian Laval. Au-delà des textes et des pensées, l’auteur permet aussi de lever les malentendus et quiproquos autour de ces figures si proches (Bourdieu meurt en 2002) et si distantes, analysant un monde nous paraissant tout à la fois identique au nôtre, mais pourtant si exotique. Les deux hommes, plus qu’aucun autre après eux sans doute en France, incarnent aussi ces dernières figures d’intellectuels résolument engagés, si l’on s’en tient à l’ensemble de leurs vies et carrières, y compris chez Foucault qui le conçoit comme « dégagement de principe ». Ce dégagement est l’un de leurs points communs, tant ils surent tous deux poser une stature intellectuelle et universitaire ferme, critique, à l’exigence jamais démentie, notamment pour pouvoir se tenir loin de tout parti, pouvoir, idéologie ou, si cela importe vraiment, média.
Il s’agit avec Christian Laval d’en revenir à cet état précis de l’action intellectuelle pour pouvoir discuter et critiquer ces œuvres honorées car jamais sanctuarisées dans le texte. L’importance de l’entreprise est plurielle, théorique autant que politique, comme la citation de Foucault concluant presque le texte le souligne magnifiquement au moment où le philosophe affirme qu’il « ne voulait pas faire de la politique » : « Il n’y a plus sur la terre un seul point d’où pourrait jaillir la lumière d’une espérance. Il n’existe plus d’orientation. […] Il nous faut tout recommencer depuis le début et nous demander à partir de quoi on peut faire la critique de notre société dans une situation où ce sur quoi nous nous étions appuyés jusqu’ici pour faire cette critique, en un mot l’importante tradition du socialisme, est à remettre fondamentalement en question, car tout ce que cette tradition socialiste a produit dans l’histoire est à condamner ». Si l’espérance est de ce point de vue toujours à venir, le livre de Christian Laval contribue à déminer les terrains d’aujourd’hui qui la circonscrivent, délivrant pour cela les pensées et les textes d’où jaillit un peu de cette lumière.