Colonies de peuplement, de Joël Michel : étrange livre, assurément un classique, que ce pavé tel qu’on en reçoit peu, tant il représente de savoir et de réflexion patiente, nourrie de travaux qui se sont multipliés depuis que la réflexion se veut mondiale. Or le colon reste l’ombre portée sur ce continent, l’Afrique, où il n’a guère perduré et où il a incarné une utopie, différemment gérée par les métropoles. Le colon dans ses multiples incarnations, souvent pauvre diable en mal de settlement, d’avantages et d’arrangements divers, n’est pas que cela. Il est d’abord le produit d’une sous-capitalisation aux conséquences ravageuses.
Joël Michel, Colonies de peuplement, Afrique XIXe-XXe siècle. CNRS éditions, 418 p., 25 €
Le propre de l’ouvrage de Joël Michel est de parler prioritairement des blancs, et donc de ces « petits blancs » que l’on ignore malgré leur nombre. C’est eux qui ont payé le prix du sous-investissement à défaut d’y remédier, tout en se raidissant dans cette arrogance et ces stratégies de violence qui avaient permis leur implantation.
La profusion des situations particulières prend toute généralité à contre-pied et permet d’observer des rapports de force locaux aussi mouvants que les politiques des métropoles à l’endroit de ces hommes. Il ne reste que le poids des pauvres hères – mais blancs – qui s’agglutinent aux marges des villes, ces « Chinois » de l’Europe, des subaltern settlers qui faute d’avoir pu ou su gérer une exploitation ne récusent pas le système de la colonisation. Ils furent à la fois colonisés et colonisateurs selon l’analyse qu’en fit Albert Memmi et ils attendent tout de leur combinatoire d’emplois réservés obtenus par leurs jeux d’influence et leur insertion dans les systèmes établis.
Par-delà le racisme bien connu dans l’histoire de la colonisation et des colonisés, la logique assassine qui va de l’altérité à l’infériorisations, de l’infériorisation à l’inhumanité, fonde un système régulé par le mépris et l’ignorance de l’autre, l’indigène, mais aussi au sein du monde blanc. On sait le rôle des Maltais et des « ruffians de Calabre ou d’Andalousie » à 60 centimes la journée, qui travaillent dur et se retrouvent sans emploi en cas de crise économique ou de mécanisation accrue. Cette immigration de proximité et de gens capables de continuer la vie difficile et violente qu’ils venaient de quitter alimentait « l’impérialisme en guenille » selon la formule de Lénine. Celui-ci a bien existé, et dès le début les administrateurs s’en défiaient, surtout s’il venait des villes et ne paraissait guère adapté à un colonat du fer et de la charrue.
Le premier comparatisme de ce livre formidablement informé fonctionne avec l’aventure des Boers, eux sans métropole de référence, ni « rapatriement » possible. Ils n’ont d’autre horizon que le bush des grands treks et n’envisagent pas, malgré leur rusticité partout brocardée, car ce ne sont que des « voyous loqueteux » pour les Anglais plus tard venus. Ils passent pour ne savoir que donner des ordres et disputer leurs pâturages à leurs voisins Zoulous et Sothos. Enfermés dans leur vernaculaire, un « néerlandais sans grammaire », une langue « de cuisine » ou de « hottentot », sommet de l’injure, ils n’imaginent pas avant 1914 se livrer à la moindre activité qu’ils exigent des « cafres ». Peu aptes aux positions d’encadrement qu’offre le boom minier, ils négocieront un compromis avec le parti travailliste, pour établir en 1924 un white labourism et le strict respect de la définition raciale des tâches. C’est le développement des villes qui leur ont offert une issue globale mais les systèmes agricoles complexes qui ravitaillaient les villes n’ont pas été mis en place par eux. L’apartheid est, lui, tardif (1948), car les nécessités économiques rendaient la proximité des Noirs nécessaire. C’est par un « miracle politique » dû à de fortes personnalités, Mandela et De Klerk, qui ont su incarner et construire une unité nationale sur de nouvelles bases, que l’Afrique du Sud a pu sortir de la très racialisée « démocratie des seigneurs » qu’elle avait cru pouvoir adopter un temps. L’apport du livre est de mesurer, de quantifier, de pondérer ; mais on revient toujours au fait que « le vide humain du domaine colonial contraste avec sa prospérité », selon la formule de Jacques Berque dans les années 1930 : moins il y a de colons dans un secteur, plus ils sont miséreux. Il n’y a donc jamais eu d’agriculture prospère que hautement capitalistique. La logique des grands domaines qui s’adonnent aux plantes spéculatives, en particulier le café, est une réalité, alors que la réussite à la force de la charrue et sur trois générations de vaillants arboriculteurs est l’exception : quelques cas oranais. La viticulture algérienne est très capitalistique et la Société genevoise de Sétif (1853-1956) contrôle d’immenses secteurs, préfigurant ce qui sera la règle en Tunisie. Près de ces très grands domaines, une main d’œuvre indigène assure des travaux saisonniers. Les petits colons sont rejetés vers les villes et leurs périphéries où leurs groupes de pression imposent ici des formes de préférence nationale, ailleurs la color line.
On en retient que l’exploitation de l’Afrique peut se faire parfois sans les colons, cas belge, sans égard pour eux, cas portugais, avec eux, comme en Afrique du Sud, et pour eux seuls en Algérie. Quant à la déclinaison de la britishness des sociétés coloniales, on a pu dire que les officiers seraient au Kenya, les sergents en Rhodésie et on en exclut les Boers « pire que des animaux et en sus, déficients mentalement ». Les paysans quasiment analphabète de l’Alentejo ont pu rêver de vastes fazendas à la brésilienne, ils resteront des deuxièmes classes, une émigration de fond de cale, les poor whites.
La violence physique a perduré, c’est la chicotte, la férule, la bastonnade avec des verges qui a remplacé le fouet, parfois de peau d’hippopotame comme en Afrique de l’Est, le plus terrible, paraît-il. Les cas de contentieux la font pratiquer mais en cas de rébellion, tout redevient permis, de la dispersion à la lance d’arrosage à l’assassinat par mauvais traitement. La fièvre obsidionale peut mener aux massacres de masse, dans l’indifférence des autorités qui n’enquêtent que peu, encore que l’auteur distingue bien l’Algérie, pays de bakchich et de grands administrateurs plutôt honnêtes, des pays où la communauté fait la loi malgré le regard métropolitain et des lieux de simple lynchage à la manière du Sud nord-américain (sur lequel l’auteur a publié un livre en 1988).
Ces protagonistes, la pluralité des voies de ce qui n’est pas « la » colonisation, mais des systèmes d’exploitation mouvants car il s’agit partout de capter la main d’œuvre indigène plus que de la remplacer, Joël Michel les prend en compte, même s’il n’est pas convaincu par la vision génocidaire de certains Anglo-saxons. Sa connaissance des travaux les plus récents de ce que, tous pays confondus, les subalterns studies de la globalisation ont produit de mieux, ne l’empêche pas de jeter le pont avec les vieux auteurs majeurs, Charles-Robert Ageron, par exemple, sans oublier les apports des grands témoins littéraires, qui ne sont pas du domaine de ce livre : Antonio Lobo Antunes, André Brink, Conrad ou même Faulkner qui n’est jamais bien loin. C’est ainsi que rien n’est jamais nié de « l’immonde saloperie » que fut la colonisation selon la formule de David Van Reybrouck.
Rapprocher, juxtaposer, opposer, compléter une situation par une autre suppose non seulement ces lectures, mais de démêler les affirmations idéologiques terrifiantes et plus encore l’avènement de constructions juridiques dépendantes de négociations politiques et de rapports de force mouvants. On reste dans la meilleure tradition du comparatisme et du tableau d’ensemble pratiqué par les grands maîtres. La mosaïque africaine de Joël Michel ne peut se résumer mais on sait désormais combien ces épisodes en réalité éphémères ont pu laisser des traces et combien l’Afrique « mal partie » reste un immense réservoir d’hommes et un carrefour de cultures tributaire de ces épisodes de confrontations marqués de la friction d’hommes pourris de ressentiments jusqu’à cette « panique morale » qui conduit tout droit aux violences.