Sur cette péninsule partagée entre Armor et Arcoat, « près de la mer » ou « près du bois », autrement dit pays de mer et de terre, inspiration-expiration-respiration, la Bretagne a toujours été un lieu où l’on vient, d’où l’on part, où l’on revient. Tout Breton, d’ancienne souche ou de nouvelle vague, ressent ce double attrait. Jacques Josse, cet écrivain nomade en résidence, est assurément un marin en terre. Depuis son beau regard (vert) porté sur ses Lisières (Apogée,2008) ou sur Liscorno [1] (Apogée, 2014), récit d’éducation et road story à l’ombre de Kerouac, jusqu’à ce dernier livre armoricain d’autant plus abouti qu’il est une mise à l’ancre, Débarqué, qu’on peut lire sous la couette par grand vent, ou par longue halte au caboulot des terre-neuvas, nous sommes saisis par l’appel du large mais, entravés par le charivari des fous de Bassan ou des macareux babillards au large de Bréhat, nous voilà matelots immobiles à grand pas.
Jacques Josse, Débarqué. La Contre Allée, 150 p., 16 €
Au centre du récit de Jacques Josse, un père qui est ce « marin en terre » – qui fascinait tant Rafael Alberti, le poète sédentaire de Cadix – qu’une encéphalite mal soignée retrancha du tour du monde et des terres neuves. Dès lors, avec son « statut de débarqué […] il montait à bord des bateaux qui étaient amarrés dans sa tête ». Ce livre est un parcours de vie et un hommage. Ou, disons, l’oraison qu’on n’a pu dire quand le fil cassa tant les larmes engorgeaient la voix. Comment satisfaire notre infini sur le fini des mers quand la tête est aux pieds, et que le haut mal interdit toute démarche ? Lire, dénicher les nids choyés de la lecture et s’envoler sur les ailes des conteurs : Pierre Loti et ses pêcheurs d’Islande, Jules Verne aux plumes vagabondes, Victor Segalen qui, après avoir bravé tant d’océans, s’en va se perdre en forêt de Huelgoat, et puis Anatole Le Braz qui est tout entier chant de Bretagne pleurant sur les Pardons.
Mais rien à voir avec un quelconque voyage autour de la chambre. Le père et le fils, nouant leurs liens de complicité, se passent leurs livres, tiens, mon Steinbeck, prends mon Caldwell, chacun choisissant le lieu propice, chez le narrateur dans son grenier studieux ouvert à l’eau recueillie dans des seaux par le père, ce dernier emplissant son havresac de lectures et « s’approvisionnant en rêves », pour les six jours qu’il passera dans l’île, où il a été engagé, sinon comme quartier-maître, comme maître électricien. Et là, en bonheur relatif, la mer l’entourant partout comme sur un radeau dérivant au rythme des ressacs : « La mer ne restait jamais sans voix. Elle ronronnait ou sortait les griffes. Cognait contre les tourelles. Secouait les perches latérales qui signalaient la présence de récifs à l’entrée du port. Elle pouvait se déchaîner à l’improviste. Éclabousser d’écume les blocs de granit rose qui se dressaient sur la côte sud ou tenter d’éteindre, en lui lançant ses plus hautes vagues à la face, les pupilles colorées du phare qui veillait à l’extrémité nord… Le silence nocturne amplifiait la respiration de l’eau. »
Terre et mer se livrent ici un combat sans merci. Au lieu de lutter contre les lames et les vents, le marin « empêché » ne se bat plus qu’avec la terre, qui le saisit à bras-le-corps convulsé à chacune de ses crises. La mort jalonne sa route : le jeune voisin revenu de la guerre d’Algérie et qui s’éteint, le regard ailleurs, la tête égarée, bourré de morphine, rejoignant au cimetière ceux qui sont « morts pour la France ». Et puis son second fils, dont le cœur a lâché et l’urne chaude embrase le cœur du narrateur. Enfin son troisième enfant, cette jeune sœur de Jacques, qui fait le choix d’un envol vers l’infini sans nom, et alors Josse entreprendra, dans son poignant Journal d’absence (Apogée, 2010), de « transformer cette absence définitive en présence secrète », apprivoisant la mort. Sur la lande esseulée des disparus, au-dessus des dalles, tournoie et gémit la voix des marins qui n’ont d’autre sépulture que l’ingrat abysse : Colas, Vatine et Tabarly, convoqués près des défunts. Et voilà que ce marin débarqué, à bout de souffle et le regard noyé, rejoint l’équipage des « consumés » : « Dehors, le vent soufflait. Le bleu du ciel perçait. La fumée partait vers l’ouest. Elle flottait avec légèreté au-dessus des prairies et des vallées. Elle s’en allait vers l’océan. Passait, en frôlant la cime des arbres, à proximité de la rivière. Survolait le bourg, la fontaine, le cimetière et glisserait bientôt au-delà de la falaise pour s’aventurer vers le grand large avant la tombée de la nuit, portant en elle la part la plus secrète d’un voyageur ordinaire mais empêché. »
Pas de mots superflus. Gens ordinaires, vies minuscules comme en traita Michon, humble Bretagne, fleurs humiliées. Une parole retenue par le nœud dans la gorge. Jamais d’éclats, d’effets, de frime : la mort du père retient ses larmes. Jacques Josse nous donne là son plus beau livre, une œuvre de poète rejoignant par-delà l’océan les voix lointaines de cette Beat Generation tant admirée et, à l’instar d’un Ginsberg, il nous livre son Kaddish.
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« Liscorno : Un grand corps de tristesse breton », La Nouvelle Quinzaine littéraire, numéro du 1er-15 avril 2014.