Autant le dire tout de suite : je déteste les chats et adore les chiens. C’est donc avec une absence totale d’objectivité que j’ai abordé le dernier film de Wes Anderson.
Wes Anderson, L’île aux chiens. En salles.
Comme Fantastic Mr Fox, c’est un film en animation image par image (stop motion) avec des marionnettes. La sophistication des décors et des personnages, déjà étonnante dans Mr Fox, atteint cette fois un degré impressionnant. Les autres films d’Anderson, même tournés en décors naturels avec des personnages humains en chair et en os, paraissent, quand on voit celui-ci, déjà marionnettisés, surtout dans Grand Budapest Hotel. Le caractère volontairement puéril – autant dire tintinesque – des histoires d’Anderson (de jeunes apprentis malfrats dans Bottle Rocket, un lycéen amoureux de sa prof dans Rushmore, des adultes à peine sortis de l’enfance dans La famille Tenenbaum, un capitaine de bateau à la Cousteau dans La vie aquatique, des frères infantiles en pélerinage aux Indes, des enfants fugueurs dans Moonrise Kingdom, et les amours d’un petit groom à la Spirou dans Grand Budapest, ressort encore plus ici, comme dans un manga pour ados.
Comme l’a remarqué Marc Cerisuelo dans sa Lettre à Wes Anderson (Capricci, 2016), le cinéma du Texan tend de plus en plus à se cartooniser (n‘oublions pas que si Tex Avery s’appelait « Tex » c’est parce que lui aussi étant texan). Ce style est propice aux gimmicks, qui font le bonheur des fans du cinéaste, mais qui donnent aussi l’impression, de film en film, qu’on a affaire à une compil de ses greatest hits : plans verticaux surplombants, allusions cryptées, gags et coqs-à-l’âne, retour des mêmes acteurs faisant partie de la troupe (Bill Murray, Jason Schwartzman, ici absent, Tilda Stilton, Murray Abraham, Bob Balagan, Jeff Goldblum…), usage de la musique pop, qui font d’Anderson l’un des cinéastes favoris des fashionistas et l’ont conduit à réaliser de nombreux films publicitaires. Pour renforcer cet agacement que même les inconditionnels ressentent, la campagne promotionnelle de ce film ne laisse rien au hasard, et l’on nous répète à l’envi qu’on a affaire à un nouveau chef-d’œuvre. Même les Cahiers du cinéma s’y mettent dans leur numéro d’avril (n° 743).
Une chose est sûre en tout cas : même si toutes les ficelles habituelles d’Anderson sont là, il est parvenu dans ce film à renouveler de manière très intéressante sa panoplie. Cela vient en grande partie du fait qu’il a fait un vrai film japonais, en transposant ses obsessions à travers le prisme de la culture japonaise. Rien n’y manque, des sumos aux sushis (qu’on voit confectionner dans une scène étonnante), du kabuki aux haïkus, de Hokusai aux estampes, des personnages de mangas à l’univers des jeux vidéo. L’histoire même a des échos hiroshimesques et fukushimesques évidents. L’île où les chiens sont déportés sur décision du maire sous prétexte d’une épidémie dont ils seraient responsables est un décor de catastrophe qui rappelle le passage de la bombe atomique de 1945 autant que le paysage dévasté de la centrale en 2011. C’est un paysage de fin du monde, de tas d’ordures et de cimetières de voitures et de pneus, de bouteilles de saké vides et de leurs capsules. On a vanté la qualité et la minutie de ces décors apocalyptiques, véritable opéra de déchets. Mais ces immondices, nous les avons déjà vus : ce sont ceux de Dodeskaden, l’un des films les plus noirs de Kurosawa (même si c’est son premier film en couleurs).
L’île aux chiens n’est pas autre chose que le bidonville de Dodeskaden, jonché d’ordures. Les bennes et téléphériques dans lesquels se meuvent les chiens ne sont pas autre chose que le tramway imaginaire que conduit le pauvre demeuré Rokuchan du film de Kurosawa. Il y a beaucoup d’autres références au maître du cinéma japonais dans ce film (le maire de Megasaki, Kobayashi, ressemble à Toshirô Mifuné, et Kurosawa a réalisé en 1949 un film intitulé Chien enragé). On a également souvent comparé certains plans fixes d’Anderson à ceux d’Ozu. Dans une interview, Anderson a dit qu’un des personnages ressemble à Takeshi Kitano, mais je ne suis pas parvenu à trouver de références explicites aux films de ce dernier, même si le jeune héros de L’île aux chiens, Atari, ressemble un peu au Kikujiro de L’été de Kikujiro. Comme on l’a souvent remarqué, le principe des films d’Anderson consiste à saturer les images, qui sont comme des boîtes du peintre new-yorkais Joseph Cornell, mais aussi comme les miniatures japonaises classiques, qui forment la trame du décor autant que les maquettes urbaines, surmontées d’un Fuji Yama violet. À cette nuance près que dans les boîtes de Cornell, il y a cette fois des ordures savamment variées.
Mais tout ceci, c’est précisément le décor. On a souvent reproché à Anderson de ne se soucier, de façon maniaque et maniériste, que de celui-ci. Ses histoires, comme celle de ce film, sont si simplettes (enfants fugueurs à la recherche de pères, aventuriers loufoques) qu’on a l’impression qu’elles ne sont que des prétextes pour ses exercices de style cinématographiques. L’intrigue de L’île aux chiens a des points communs avec celle de Fantastic Mr Fox. C’est une histoire de révolte contre la tyrannie, chez les animaux menés par Fox, et chez les chiens ici, damnés de la Terre. Le maire Kobayashi décide d’exiler les chiens sur une île lointaine, mais le jeune Atari veut retrouver son chien Spots et atterrit sur l’île. Il aide les chiens à mener la révolte contre leurs oppresseurs et de terribles chiens robots. L’île aux chiens a une résonance politique que n’avaient pas les autres films du natif de Houston : l’étudiante Tracy Walker, sorte d’Angela Davis blonde, dénonce les mensonges du maire corrompu de Megasaki, qui ressemble, par sa technique de manipulation des médias, à une sorte de Trump. On peut évidemment voir dans le suicide du professeur Watanabé (par absorption de wasabi empoisonné !) un symbole du conflit entre la vérité scientifique et le pouvoir qui lance des fake news sur les chiens (avec un présentateur de télévision délicieusement rétro avec sa pipe), et dans la campagne d’Atari et de Tracy contre la tyrannie de Kobayashi une allusion aux lanceurs d’alerte. La révolte des chiens elle-même est celle de tous les pauvres, de tous les migrants et de tous les délaissés que notre monde laisse sur le bord de la route. Tout comme l’ensemble du film est une fable écologique. Récemment, on a appris que des nappes de détritus de plastique grandes de cinq fois notre Hexagone tapissent le fond du Pacifique, telle une île sous-marine.
Mais comme je l’ai soutenu au sujet notamment du Grand Budapest Hotel (voir La Nouvelle Quinzaine littéraire n° 1101, 16 mars 2014), le fond de Wes Anderson n’est pas tant politique ou esthétique que moral. Et c’est ici que l’on touche au cœur du film, la question canine, qui est pour la vie humaine aussi importante que la question posée au colloque de Valladolid au sujet des Indiens d’Amérique : les chiens ont-ils une âme ? La fable des chiens sur leur île fait immanquablement penser à d’autres îles andersoniennes : celle de La vie aquatique, celle de Moonrise Kingdom, mais aussi et surtout celles que visite Gulliver. L’un des voyages de Gulliver le conduit d’ailleurs dans l’archipel du Japon puis dans la fameuse île des Houyhnhnms et des Yahoos. Les chiens, dans le film d’Anderson, sont au début comme les Yahoos. Ils sont le rebut du règne animal (les chats les ont supplantés), mais aussi du règne humain. Deleuze était d’accord, qui dit dans son Abécédaire : « L’aboiement du chien est la honte du règne animal. » Pour être juste vis-à-vis du penseur limousin, il n’aime pas plus les chats, parce qu’il soutient qu’avec les animaux familiers on a un rapport humain aux animaux. Deleuze préfèrerait qu’on ait un rapport animal aux animaux. Il entendait par là qu’il fallait dé-moraliser la relation homme-animal : il n’y a pas de chien fidèle ni ami. Anderson prend le contrepied de Deleuze, mais il n’adopte pourtant pas un rapport humain – bébête – avec les chiens. Chez lui, ce n’est pas, comme dans les fables animalières de type Ésope ou La Fontaine, l’homme qui humanise l’animal, mais le chien qui humanise l’homme.
Car les chiens d’Anderson n’ont pas seulement le langage et la raison, ils ont un sens moral et un sens du devoir. Ce sont des chiens kantiens. Leur maxime est celle des Fondements de la métaphysique des mœurs : « Agis de telle sorte que tu traites la caninité aussi bien dans ta personne que dans la personne de tout autre toujours en même temps comme une fin, et jamais simplement comme un moyen. » Essentielle ici est la conversion de Chief, chien errant qui n’aime pas les humains et les fuit. En rejoignant la révolte contre Kobayashi, et en recevant de Spots ses fonctions de protection canine du jeune Atari, Chief devient un vrai chien fidèle : Atari envoie un bâton et il le rapporte, découvrant pour la première fois l’amitié avec l’homme. Les chiens d’Anderson deviennent des Houyhnhnms. Les Yahoos et leurs chats sont vaincus. Mais, plus encore, ce sont les hommes qui acquièrent un peu de la sagesse canine.