Il y a plusieurs façons d’aborder ce très gros livre. Une façon scientifique, méthodique et cartésienne, en commençant comme il se doit par la table des matières. Une façon gourmande et passionnée, en se précipitant sur les chapitres les plus prometteurs, en fonction d’un centre d’intérêt précis. Une façon paresseuse et curieuse à la fois, en ouvrant un peu au hasard puis en se laissant happer par la très riche iconographie du volume.
Les années folles de l’ethnographie. Trocadéro 28-37. Sous la direction d’André Delpuech, Christine Laurière et Carine Peltier-Caroff. Publications scientifiques du Muséum National d’Histoire Naturelle, collection « Archives », 1 008 p., 49 €
Il y a enfin une approche timide, à pas prudents, une façon d’entrer respectueusement dans cette œuvre collective, Les années folles de l’ethnographie. Trocadéro 28-37, comme on pénètre dans un impressionnant monument. Dérouté par l’ampleur du projet et par le bouillonnement dont il retrace l’histoire et qu’il génère lui-même, on survole quelques pages, on admire des photographies, on s’interroge sur des reproductions d’archives. Et lorsqu’on pense être parvenu à se familiariser avec l’objet, ce qui peut prendre quelques jours, enfin on peut s’y plonger. Parions que tous ceux qui tenteront l’aventure en reviendront enthousiasmés et c’est une gageure que de tenter d’en rendre compte !
Entre 1928 et 1937, le vieux Musée d’Ethnographie du Trocadéro (MET) créé en 1878 à l’occasion de l’exposition universelle, ouvert au public en 1882, connaît une véritable révolution. Il somnolait dans la pénombre glacée et la poussière du bric-à-brac des collections accumulées au fil de la conquête coloniale et la France restait la seule puissance impériale à ne pas avoir son grand musée d’ethnographie. Dans le cadre d’une inflexion de sa politique coloniale vers davantage d’humanisme, en tout cas dans les intentions, et de pédagogie, l’État décide de rattacher le MET au Muséum National d’Histoire Naturelle, le faisant passer ainsi sous la férule du ministère de l’Instruction publique. Nommé à la chaire d’anthropologie du Muséum, Paul Rivet, anthropologue américaniste réputé, devient directeur du musée dont il souhaite faire, sur le modèle du Muséum, un musée-laboratoire en vue de créer une synergie entre conservation, recherche et diffusion. Mais la remarquable introduction de Christine Laurière, qui mène par ailleurs un consciencieux travail d’historiographe de l’ethnologie [1], montre comment tout a commencé par une improbable rencontre entre ce savant réputé et un dandy mondain féru d’art avant-gardiste.
Tout distinguait, sinon opposait, Paul Rivet et Georges-Henri Rivière : l’âge – ils ont vingt ans d’écart –, le milieu social, le parcours professionnel, le rapport à l’époque et au savoir. Pourtant l’alchimie de ce surprenant duo produisit l’une des plus étonnantes aventures muséales et ethnographiques du XXe siècle en France. Ce qui va séduire Paul Rivet et le décider à engager Rivière pour l’épauler au musée d’ethnographie est l’audace muséographique illustrée par l’exposition « Les arts anciens de l’Amérique » présentée au musée des Arts déco de mai à juillet 1928, dont Rivière est le maître d’œuvre. Il y montre son talent pour concilier le regard esthétique et l’approche érudite, par le biais d’une mise en scène lumineuse et épurée, à l’opposé de la muséographie du vieux musée du Trocadéro. Cette rencontre est l’alliance « inédite et explosive » entre la science et la culture, à travers deux hommes au caractère entier, à la fois exigeants et charmeurs, dotés d’une énergie impressionnante totalement mise au service de la cause. Rivière appellera cette période de rénovation et de restructuration « la grande aventure des années 1928-1937 », aventure dont il demeure la figure solaire mais aussi opiniâtre. Car, contrairement à ce que laisse penser son image d’artiste bohème, Rivière devient l’homme de l’intendance, adepte de la propreté, de la discipline, maniaque de la ponctualité, méticuleux jusqu’à l’obsession tout en faisant efficacement jouer ses relations mondaines et artistiques.
C’est l’époque où l’ethnologie, par sa vitalité, son ouverture sur le monde, sa capacité à frayer de nouveaux chemins en compagnie des artistes, écrivains, poètes, musiciens, danseurs, jouait un rôle de premier plan dans la vie intellectuelle et culturelle française. L’apogée d’une discipline ? Oui, si l’on entend par là le summum de la reconnaissance et de la renommée auprès d’un public dépassant les seuls mondes savants. Mais l’ethnologie n’en était alors qu’à ses débuts sur le plan de la reconnaissance scientifique et universitaire. Ces années sont plutôt celles de l’essor d’une ethnologie actrice de son temps, dynamique sur le plan scientifique comme sur celui de ce qu’on appellerait aujourd’hui l’animation culturelle – ce qui ne va pas sans ambiguïtés quant à son projet scientifique, jouant notamment sur la mode des arts primitifs et de l’art nègre. L’ouvrage insiste sur le contexte intellectuel de l’époque pour nous faire comprendre la profondeur de la mutation : le public français n’a qu’une vision exotisante des colonies, illustrée sans doute malgré elle par Joséphine Baker et la Revue nègre. L’art nègre est à la mode et, plutôt que de prolonger cette vision au mieux infantilisante, le projet de Rivet et Rivière est d’en sortir par le haut en renonçant à la prééminence de l’esthétique pour entrer résolument dans l’ère de la science et de la compréhension des mœurs de l’Autre.
Très intelligemment, les deux maîtres d’œuvre de cette révolution du regard surent profiter de cet engouement pour en prendre le contre-pied et influencer en retour jusqu’au discours des marchands d’art. Fabrice Grognet montre comment ce choix, en apparente contradiction avec le goût artistique de Rivière, est résulté d’une volonté forte concernant le statut des collections. Le musée d’ethnographie nouvelle formule jouera sur les deux registres en mettant la muséographie « au service d’une volonté tant scientifique que politique de réformer les mentalités ici, en France, de combattre les préjugés esthétiques, raciaux, de montrer l’unité de l’homme dans la pluralité des cultures » (Christine Laurière, p. 44). La « salle du trésor », ouverte en juin 1932, sera la concession faite par Rivière aux visiteurs férus d’art primitif qui pourront y contempler une sélection de treize « beaux » objets. Lorsqu’en 1933 Joséphine Baker pose pour une série de photographies devant les vitrines du MET, jouant avec quelques objets collectés par la mission Dakar-Djibouti, elle ne porte pas sa célèbre ceinture de bananes, mais est très élégamment vêtue d’une robe claire et coiffée d’un chapeau à la mode. L’époque a changé, les mentalités aussi et la mutation du musée, en mettant l’ethnologie au centre du jeu culturel et scientifique des années trente, a pu faire bouger les lignes quant aux représentations partagées de peuples encore perçus comme « primitifs ».
Ce qui fait la spécificité de l’ouvrage par rapport aux précédents travaux sur le Musée du Trocadéro, c’est son traitement de l’action du musée en profondeur, envisagée sous tous ses aspects, sa faculté à nous faire pénétrer dans l’intimité quotidienne des personnels en nous donnant accès, par le document et par l’image, à ses pratiques ordinaires et hors normes. Pour ordonner ce qui aurait facilement pu ressembler à un bric-à-brac inextricable, étant donné la richesse de ces « années folles », les auteurs ont échafaudé un plan thématique, partant de l’objet pour arriver à sa médiation (et à sa médiatisation) en passant, logiquement, par les activités scientifiques réticulaires et plurielles du musée.
La grande qualité des illustrations, plus-value esthétique de ce livre, contribue également à saisir la matérialité du travail muséal et de l’archive. En témoigne le remarquable travail d’Angèle Martin sur les étiquettes, qui nous fait participer à la vie quotidienne d’un musée des années trente dans ce qu’elle a de plus prosaïque et de plus minutieux, éclairant le propos d’une annexe de vingt-cinq pages de « Recensement documentaire par typologie des étiquettes, marquages et cartels identifiant les collections conservées au Musée d’Ethnographie du Trocadéro jusqu’en 1937 » ! Ce qui peut au premier abord sembler rébarbatif se déguste comme une fascinante promenade parmi les différents modes de marquage, sur papier collé ou attaché à l’objet, imprimé ou à l’encre, mais aussi sur laiton ou zinc, carton blanc ou de couleur, peinture ou encre au pochoir directement apposée sur l’objet, etc. Ce choix judicieux de mettre l’éclairage sur la micro-histoire des liens entre gens de musée et collections est articulé avec l’attention portée à des projets et événements singuliers, ainsi de l’article sur l’exposition « Sahara 1934 » (Anne Loyau) qui nous permet d’entrer dans la fabrication d’un événement avec une inauguration rassemblant cinq mille invités ! Du fait de l’impossibilité de couvrir l’ensemble des activités du MET durant cette effervescente période, les encadrés sont bienvenus, comme des coups de projecteur sur des images, des vitrines, des objets.
Il faudrait évidemment insister sur l’influence de Marcel Mauss, dont les cours à l’Institut d’Ethnologie (article de Thomas Hirsch) propagent une méthode d’enquête que suivront les enquêteurs-collecteurs des missions du musée, enrichissant de façon impressionnante le fonds muséographique comme le montre André Delpuech. Plus d’une centaine de missions seront durant la période associées plus ou moins directement au MET, couvrant tous les continents, impliquant l’ethnologie, l’archéologie, la linguistique, la technologie culturelle, sous l’égide des plus grands noms de la recherche, pour ne citer que ceux qui demeurent aujourd’hui évocateurs : Marcel Griaule, Alfred Métraux, Jacques Soustelle, Georges Devereux, Denise Paulme, Théodore Monod, André Leroi-Gourhan, Claude Lévi-Strauss et bien sûr Paul Rivet. Une partie de ces missions alimentera les ouvrages de la série « L’espèce humaine » de Gallimard, publications incontestablement scientifiques, mais accessibles et prisées du grand public (article de Vincent Debaene). La recherche de terrain, volet fondamental de l’activité du musée, est illustrée par quelques portraits d’ethnographes, soulignant l’intrication de l’expérience de terrain et de la biographie de l’enquêteur, le cas le plus étonnant restant celui de Jehan Vellard et de sa fille adoptive Maryvonne, bébé Guayaki qu’il parvient à enlever aux indiens Mbwiha du Paraguay, adoption et acculturation diversement interprétée, entachant durablement la mémoire du docteur ethnologue (Diego Villar).
Tout ceci fut évidemment lié à une forte revalorisation budgétaire, liée d’une part à l’activisme politique de Paul Rivet, mais aussi à l’action décisive de la SAMET (Société des Amis du Musée d’Ethnographie du Trocadéro), créée en 1914 mais tombée en léthargie avant d’être relancée par Georges-Henri Rivière en 1927-1928. Contribuant financièrement aux activités du musée à hauteur de 400 francs annuels, au mieux, dans les années 1920, la SAMET apportera 100 000 francs au budget de 1930, 200 000 francs annuels par la suite en moyenne. Son prestigieux conseil d’administration, rassemblant un échantillon éclectique de tout ce qui compte dans l’élite de la société française de l’époque, aristocrates, financiers, artistes, savants, jouera un rôle allant au-delà des seules finances. La forte présence médiatique du musée à cette époque témoigne de l’importance de ce réseau d’influence, permettant la multiplication des événements couverts par la grande presse et la vulgarisation du travail scientifique par le médium alors le plus populaire, la radio : 126 conférences radiophoniques seront diffusées entre 1935 et 1939 (Marianne Lemaire). « Jamais le champ d’attraction de l’ethnologie ne fut plus vaste », remarque Christine Laurière et l’ouvrage montre parfaitement que ces neuf années furent fondatrices pour cette discipline alors en cours de constitution, accumulant les connaissances et les valorisant auprès des publics savants ou non. À cet égard, on adressera aux Années folles de l’ethnographie un seul reproche, purement pratique : que ce formidable objet de savoir soit un bien lourd et encombrant objet de lecture, par son poids, sa maniabilité délicate, par son prix, certes justifié par la qualité de l’iconographie mais le rendant assez difficilement accessible aux étudiants en ethnologie pour qui il serait pourtant un outil précieux de connaissance de leur discipline.
La belle aventure s’achèvera en 1937, avec la démolition du palais du Trocadéro faisant place au Musée de l’Homme inauguré pour l’exposition universelle sans qu’existe véritablement une continuité entre les deux musées, soulignent les auteurs. Car le MET était entièrement et exclusivement voué à l’ethnologie et plus spécifiquement à l’ethnologie non européenne puisque les collections « folkloriques » françaises étaient provisoirement laissées de côté, avant la mise en œuvre du projet de Musée des Arts et Traditions Populaires. Le Musée de l’Homme verra son projet épistémologique élargi aux aspects biologiques. Ce beau livre d’images, livre d’archives riche en annexes dont cinq textes de G-H. Rivière, livre résolument et brillamment savant, a réussi son pari de correspondre à son objet d’étude, à la fois méticuleux et foisonnant, bouillonnant et précis, le tout sans nostalgie apparente mais en s’appuyant sur une vision formidablement dynamique. Les auteurs nous offrent un plaisir de lecture et de (re)découverte d’un musée qui fut bien autre chose qu’un musée, sans toutefois faire explicitement le lien avec des questions très actuelles sur les rapports entre musée et ethnologie : quelle posture esthétique ? Quel type de savoir ? Quelles recherches ? Rares sont les allusions à la situation actuelle de la discipline ethnologique en France et à ses articulations avec les musées, comme si aucune comparaison ne pouvait être pertinente. C’est sans doute le cas, tant le Musée d’Ethnographie du Trocadéro paraît consubstantiel à son époque, impensable en dehors des Années folles et de l’histoire politique et coloniale de la France. Toutefois, ne pourrions-nous pas nous interroger sur les choix effectués par Rivet et Rivière pour extirper leur musée de l’influence de l’art nègre et mettre l’approche esthétique en « mode mineur » au bénéfice du scientifique ? Certains musées contemporains n’auraient-ils pas tout intérêt à suivre cette voie, en évitant de faire de leur institution une immense « salle du trésor » ?
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Principalement à travers Bérose (encyclopédie en ligne sur l’histoire de l’anthropologie et des savoirs ethnographiques) qu’elle codirige et où elle a rédigé plusieurs « Carnets ».