Depuis En finir avec Eddy Bellegueule, son premier livre paru en 2014, Édouard Louis explore la violence du monde où il a passé son enfance, la Picardie pauvre du début du XXIe siècle. Dans le sillage d’Annie Ernaux, il a également inscrit dans la littérature française, en particulier avec Histoire de la violence (2016), la figure du transfuge de classe contemporain, sa honte, ses rêves de vengeance. Son troisième livre poursuit la même démarche d’écriture, mais cette fois au moyen d’une adresse directe à son père, ouvrier devenu handicapé à l’usine et directement touché par les politiques antisociales. Ce portrait troué restitue avec une colère implacable la part de silence, de contradiction, d’absence d’un homme à « l’existence négative ». Qui a tué mon père convainc moins lorsqu’il devient un objet de discours, aussi juste soit-il, sur l’exploitation, la domination, l’exclusion du pouvoir.
Édouard Louis, Qui a tué mon père. Seuil, 96 p., 12 €
« Si ce texte était un texte de théâtre » : ainsi commence une longue didascalie rappelant les espaces et les personnages de Bernard-Marie Koltès. Usine désaffectée, champ de blé, « gymnase plastifié d’une école », et là-dessus un père et son fils qui pourraient ressembler au Dealer et au Client de Dans la solitude des champs de coton si tous les deux parlaient. Le père se tait, comme sans doute son propre père, son grand-père se sont tus. La parole populaire, dans les deux précédents livres, passait par la retranscription d’un sociolecte naturaliste. Ici, elle passe par le silence. L’adresse, close sur elle-même, semble permettre à Édouard Louis de mieux voir non plus à travers des masques, mais depuis l’extérieur. La lecture de Qui a tué mon père ne suscite pas le même effet que la force nouvelle qui émanait d’En finir avec Eddy Bellegueule ou que l’ingéniosité d’Histoire de la violence, mais c’est lorsqu’il circonscrit ce qu’il n’arrive pas à dire que le texte produit ses meilleurs effets.
L’intérêt du théâtre pour ce texte ne provient pas uniquement, du moins on l’espère, des promesses de carton plein induites par les précédents succès d’Édouard Louis. Une création est en effet d’ores et déjà prévue par le metteur en scène Stanislas Nordey en 2019 – tandis que Thomas Ostermeier, le directeur de la Schaubühne de Berlin, s’apprête à monter Histoire de la violence, qui usait déjà du dispositif théâtral. Le théâtre, de manière plus profonde, est lié à une obsession : le corps du père, déformé au pastis, écrasé par une charge, éventré par une opération, perfusé après la maladie. Corps frappé par l’autre fils, le demi-frère. Corps éloigné, car sur cette scène « vaste et vide » le père et le fils ne se touchent pas, ne s’embrassent pas. Tout est de l’ordre du négatif, de l’empêchement dans cette situation, comme dans leur parole. En ce père singulier vivent des cohortes de pères des usines et des champs, aux gestes d’affection impossibles, interdits, inaptes à l’amour, reproducteurs indéfectibles du manque. Par mimétisme, les mots du fils, qui a brisé à son tour la chaîne de reproduction « des mêmes émotions, des mêmes joies à travers les corps et le temps », se révèlent le plus souvent tournés vers l’expression d’une impuissance, qu’elle s’exprime par la forme négative ou le conditionnel. Même le souvenir demeure incapable (« Je ne me rappelle pas si j’ai pleuré » ; « mes souvenirs sont ceux de ce qui n’a pas eu lieu »).
Cette scène centrale – le frère se battant avec le père – n’est pas sans rappeler l’image inaugurale de La honte d’Annie Ernaux – le père essayant de tuer la mère –, mais aussi, dans le même livre, « l’image du restaurant de Tours » à propos de laquelle on lisait : « En écrivant un livre sur la vie et la culture de mon père, elle me revenait sans cesse comme la preuve de l’existence de deux mondes et de notre appartenance irréfutable à celui du dessous. » Édouard Louis développe quant à lui une série d’images, réduite par son manque de connaissances sur cette vie que n’a comblée aucune enquête : « J’ai presque fini, je n’ai presque plus rien à raconter », reconnaît-il à mi-chemin. Le père s’en prenant au chauffeur d’autocar, le père au commissariat, le père au dîner de Noël sont semblables à des négatifs auxquels manque une coloration invisible, qui aurait pu révéler ce qui a eu lieu, ce qui s’est joué. Points de fixation de la mémoire, ils contiennent le « monde d’en-dessous ». Cet univers marqué par la domination, cet inconscient d’un de ses enfants, est approché, jamais conquis.
Chez Édouard Louis, les images, plutôt empreintes que traces, ne font pas réapparaître un passé perdu. Elles dénotent avant tout une incompréhension insondable devant un père contradictoire, capable d’accuser son fils en privé puis de le défendre en public, de lui refuser un cadeau avant de le lui offrir. Il a interrompu la répétition de la violence physique alors qu’il avait tout pour la renouveler. Que devient, quels chemins emprunte, quels détournements opère la violence lorsqu’elle ne s’exerce plus sur les corps ? Approfondir ce mystère de l’interruption aurait été pertinent mais, hélas, le texte n’en fait pas un de ses sujets fondamentaux, si ce n’est en concluant rapidement – « La violence ne produit pas que de la violence. J’ai répété cette phrase longtemps, que la violence est cause de la violence, je me suis trompé. La violence nous avait sauvés de la violence. »
« Ce que je dis ne répond pas aux exigences de la littérature », écrit Édouard Louis, qui se contente souvent de peu sachant qu’il maîtrise l’art de la formule, du retournement paradoxal : « La possession n’est pas quelque chose qu’on peut acquérir ». Son usage répété de la démonstration savante, de l’hommage (au cinéaste Xavier Dolan) ou de la citation (de Ruth Gilmore, Peter Handke, Didier Eribon, évoqués sans référence) a de quoi agacer tant il efface peu à peu l’expérience, réduite à une exemplarité. Toujours est-il que son travail continue d’intéresser. Et cela, parce qu’il pense le silence dont il est né. Il se refuse à toute fiction, qui nierait une fois de plus l’existence même « négative » d’un homme, le remplacerait sans prendre la mesure de sa place. Surtout, il venge un monde absent et exclu de la littérature, en particulier française, où il est rare de rencontrer un ouvrier votant Front national, un homosexuel de village, le groupe disparu Aqua ou le jeu Docteur Maboul. Il se venge d’une représentation de la littérature elle-même. Ce qui comporte un risque. Non celui de décevoir les « exigences de la littérature », non écrites et bien imaginaires, mais de ne plus désirer en inventer de nouvelles pour soi.
Édouard Louis a pu éveiller la curiosité du public sur sa région, son milieu social, mais ce ne sont pas ses sujets qui dessinent la portée d’un écrivain. On ne verrait pas le sens qui consisterait à cartographier les zones blanches toujours plus vastes qui manquent à l’atlas de la littérature. Il y en a, en revanche, à écrire une pensée née de la honte sociale et de la colère propre à la vengeance. À défaut d’exercer sa vengeance, on l’écrit. Une telle colère est par définition excessive, extravagante, inaudible pour certains, mais elle est parfois la seule vérité susceptible d’être dite.
C’est ainsi qu’Édouard Louis dresse ce portrait moins pour désigner la particularité d’une vie et de son monde que pour tenir un discours à leur sujet. Nous étions prévenus. Le titre amputé de son point d’interrogation ainsi que la didascalie d’ouverture indiquaient déjà la conclusion à tirer. Comme le Reda d’Histoire de la violence, le père est la victime paroxystique du libéralisme économique. Aussi juste soit la thèse (l’exposition à la mort n’est pas partagée de manière égale par tous les hommes), le simple fait de conclure, d’ajouter une synthèse à l’analyse paralyse l’évolution du texte. À la fin, l’adresse devient pamphlet, accusation ad hominem contre les gouvernants, invective contre les politiques publiques menées depuis une quinzaine d’années en France. La charge, frontale, vise la substance même de la politique vue comme entreprise de destruction. Reste un étonnement. Plusieurs fois, Édouard Louis demande à propos des responsables politiques qu’il vise : « Pourquoi on ne dit pas ces noms dans une biographie ? » Sans doute parce qu’ils ne comptent pas. Ces images de synthèse sont frappées d’oubli, qui est une autre forme de bannissement. Comme l’histoire de sa destruction, le nom absent de son père, lui, restera dans les mémoires.