Comment se construit la langue, et comment se construit-on avec elle ? À l’image de cet objet d’étude, le livre de Dominique Sigaud touche à l’individuel, voire à l’intime, autant qu’au collectif.
Dominique Sigaud, Dans nos langues. Verdier, 140 p., 14,80 €
Dominique Sigaud s’interroge sur la langue, ou plutôt sur les langues, tant il est vrai que la langue, de personne à personne, n’est ni tout à fait la même, ni tout à fait une autre. « Il n’existe de langue que singulière, c’est une certitude, comment faire néanmoins pour que chacune advienne ? »
Elle n’emploie pas l’expression de « langue maternelle », malgré la description d’une langue enveloppante qui tente pour le nouveau-né de se substituer au cocon utérin. Cette langue qui berce ne provient pas nécessairement de la mère, ni même de la famille. Elle ne procure pas de véritable refuge ; s’il subsistait le moindre doute, les paroles blessantes du père achèvent de crever la bulle. Elle ne permet pas de communiquer avec un cercle élargi, comme l’auteure le constate dès l’âge de trois ans, quand sa mère adopte avec une personne d’une autre classe sociale un parler codifié, si éloigné de la langue familière que sa fille se sent abandonnée. Les petites filles modèles de la cour de récréation ne la mettent pas à l’aise non plus. Reste la fréquentation des grands auteurs, de la langue littéraire. Dominique Sigaud s’y abreuve, mais cela ne lui permet pas de tisser du lien social.
La langue de la nation alors, la langue du droit, la langue « officielle » fournit-elle un espace plus prometteur ? Non, quand elle charrie des cadavres, que les dirigeants politiques la travestissent à leurs propres fins et que les organes de presse refusent de publier ce qui dérange. Dominique Sigaud se fonde sur son expérience de journaliste, en zone de guerre notamment. Elle finit par renoncer à ce type d’écriture pour devenir auteur ; face à l’indicible, elle cherche une langue plus libre, plus profonde. Nul doute que le travail psychanalytique, la réflexion sur l’inconscient structuré comme un langage, l’a aidée à trouver une voix. Sans parler de tous les échanges en Algérie, au Liban, au Rwanda, menés avec des hommes et des femmes, pas toujours en français, qui ont contribué à enrichir son sens de l’humain et donc sa langue, « pas Mallarmé mais l’ouverture aux langues du dehors ».
Toutefois, si la langue est singulière, cela pose des limites : ce que l’écrivain écrit ne correspond pas exactement à ce que le lecteur lit, fût-il éditeur. Il s’agit également de savoir pourquoi, pour qui on écrit. L’auteure témoigne de son expérience d’ateliers d’écriture auprès d’adolescents et d’immigrés, ce qui est louable, du point de vue de la République, tant que cette langue et ces nouveaux « écrivants » ne bousculent pas l’ordre établi, et inintéressant du point de vue de cercles intellectuels pour lesquels un texte ne vaut que par l’obscur et l’implicite, autrement dit, une nouvelle fois, une forme codifiée qui exclut ceux qui n’ont pas le code. Pourtant, l’obscur des crimes perpétrés en France sous la IVe République, des planques de la Gestapo (sujet sur lequel Dominique Sigaud a enquêté), a été maintenu dans l’ombre. Qui voudrait de ce roman national-là ?
Ce livre traque « le déchet de la langue », les arrangements avec la langue, les mots-paravents, les fioritures qui attirent l’œil pour qu’on ne se demande pas ce qu’il y a sous le tapis. Dans le domaine médical, c’est la même approche (là encore, l’auteure parle d’expérience) : d’euphémismes en termes ultra-spécialisés, on utilise pour les maladies graves, comme pour les opérations militaires, une langue à part. Une langue vraie, dès lors, peut difficilement être un héritage : « La langue n’est pas un cadeau des père et mère, nation patrie patrimoine. Elle est comme la marguerite jaune qu’on ramasse négligemment au bord du champ parce qu’elle s’y trouvait. Il y a la langue comme il y a les petites marguerites au bord des chemins, heureusement ; il importe donc d’en multiplier les accès et non de les réduire ; c’est toujours très beau quelqu’un qui s’affranchit, […] un jeune homme ou une jeune fille s’affranchissant des langues entassées sur lui comme un poids mort ».
L’exigence de l’auteure, son intransigeance relativement à l’acte d’écrire, aboutit à une forme de cogito (au sens cartésien) de l’écrivain. « Je m’identifie moi-même par l’écriture. […] Je reconnais que j’existe parce que j’écris non parce que j’existe. Sans l’écriture je n’existe pas à mes propres yeux. »
C’est là que l’auteur trouve de l’humain, la promesse d’un rapport à l’autre et à soi-même, si difficile que cela puisse être parfois face au doute, aux obstacles, à tout ce que le réel peut avoir de violent, d’abject, rafles, guerres, viols, morts. Les élans et retombées de la démarche d’écrire se reflètent ici dans une prose tantôt liquide et lumineuse, tantôt hachée et comme meurtrie. La démarche conserve quelque chose de mallarméen en ce qu’elle refuse les formes corrompues de la langue. « Je veux définitivement écarter de moi autant que possible toutes ces apparences de langues qui n’en sont pas, ne nomment pas. » Dans nos langues, trouver ce qui nous parle, vous parle, plutôt que ce qui se dit.