Dans l’imaginaire contemporain, Mandelstam est devenu au fil des vingt dernières années le poète-David qui défia Staline jusqu’à ce que mort s’ensuive : un mythe dont on prononce le nom sans nécessairement le lire, un peu comme Rimbaud qui, lui, bénéficie des études secondaires.
Ossip Mandelstam, Œuvres complètes. Le Bruit du temps/La Dogana, 2 vol. en coffret, 1 414 p., 59 €
Œuvres poétiques. Édition bilingue établie et présentée par Jean-Claude Schneider. Trad. du russe par Jean-Claude Schneider. Introduction, notes et commentaires par Anastasia de La Fortelle.
Œuvres en prose. Édition établie et présentée par Jean-Claude Schneider. Trad. du russe par Jean-Claude Schneider. Chronologie, dictionnaire des écrivains russes et bibliographie par Jean-Claude Schneider et Anastasia de La Fortelle.
Le mythe a une réalité, celle de la célèbre « Épigramme à Staline », huit distiques, composés mentalement [1] et chuchotés à quelques personnes – dont un mouchard :
« Ses doigts, épais, sont gras comme vers de terre,
ses mots, infaillibles comme des poids d’un pound […]
L’entoure une racaille de chefs au cou frêle,
sous-hommes dont il use comme de jouets.
Un qui siffle, un autre qui miaule, un qui pleurniche,
lui seul s’amuse en père fouettard et tutoie.
Il forge comme fer à cheval, ses oukases –
frappe, qui à l’aine, qui au front, qui à l’œil.. » (1933)
Cependant, ce coup de poing, pour stupéfiant qu’il soit, n’est qu’un moment de l’œuvre – et Staline en fin de compte n’en est qu’un donné extérieur : « Le ciel, bleu de nuit, de la peste [2] ». D’autant que Mandelstam ne posait pas au héros, ne cherchait pas l’affrontement, il aurait probablement préféré qu’on l’oubliât [3]. Mais son tempérament irrépressiblement joueur l’a toujours emporté :
« Grande est mon envie de faire des farces,
bavarder, énoncer des vérités,
jeter mon cafard au brouillard, au diable,
prendre n’importe qui par la main, dire :
sois tendre, ensemble faisons le chemin… »
(juillet-septembre 1931)
Même conscient qu’il avait signé son arrêt de mort, Mandelstam ne demandait qu’à vivre encore, et à rire. « En 1938, Mandelstam inventa même un appareil à empêcher les plaisanteries car les plaisanteries étaient choses dangereuses » (Nadejda Mandelstam). On ne rit pas avec les tyrans, on ne se défile pas. C’est à ça même qu’on les reconnaît. Mais « il n’y a que deux puissances au monde : le sabre et l’esprit. À la longue, le sabre est toujours battu par l’esprit » (Napoléon). Le « siècle chien-loup » n’est pas devenu le siècle de Staline, il est en passe de devenir le siècle de Mandelstam.
Cantonner Mandelstam à une fonction – pourfendeur du tyran, ou plus largement témoin véridique d’un temps de plomb – serait passer à côté d’une œuvre époustouflante et d’un seul tenant, qui projette dans l’espace et le temps des architectures arachnéennes où tout se répond, se correspond, où tout est toujours inattendu. C’est ce que met en évidence le monumental travail de traduction de Jean-Claude Schneider, travail d’une vie, offrant en deux volumes la quasi-totalité de l’œuvre (hors la correspondance). Les métaphores, analogies, vaticinations, « fusées » mandelstamiennes s’éclairent les unes les autres dans le va-et-vient entre proses et poésie, allumant des connexions et des circuits, comme il en existe entre neurones ou atomes. Les mêmes motifs se retrouvent, les métaphores de la prose sont souvent reprises dans les poèmes, plus abruptes, plus dégagées, plus immédiates. Ce qui en fait la somptuosité et sans doute la difficulté : comme un peintre propose sa vision dépouillée de toute explication – au spectateur de voir et de comprendre. On se meut à l’intérieur de ces deux volumes dans toutes les directions, en infinis zigzags. Boîte crânienne, cosmogonie mandelstamienne, où l’on plonge et chaque coup de filet ramène des phosphorescences, toutes tressaillantes encore d’une vitalité qu’un siècle écoulé n’a pu éteindre. D’autant que l’édition de Jean-Claude Schneider (qui a travaillé sur deux récentes éditions russes [4] en plus de la « classique » Struve-Filipoff [5]) donne les brouillons et des fragments inédits, regorgeant de pépites. Dans une improvisation magistrale sur l’élan créateur, Mandelstam écrit à propos des brouillons de Dante : « La pérennité des brouillons, c’est la loi de conservation de l’énergie en matière d’œuvre [6] » : ces fragments que l’on découvre, c’est bien Mandelstam à l’état bouillonnant. On ne résiste pas à en extraire cet autoportrait (Mandelstam qui voit et écrit en peintre sait être aussi caricaturiste) : « Est-ce que je n’ai pas l’air d’un polisson dont les mains agitent un miroir de poche pour diriger là où il ne faut pas des reflets de soleil ? [7] »
Un brouillon, c’est aussi comme les vestibules d’une œuvre, où l’auteur déposerait à la va-vite un vêtement plein de son odeur, de son terrestre quotidien : « Je vis présentement mal. Je vis sans m’accomplir, exprimant hors de ma personne des sortes de rejets, de déchets. Cette phrase m’a été arrachée à l’improviste un soir, après une horrible journée incohérente, à la place de toute prétendue ‟création” [8] ». Paragraphe assorti d’une note de Jean-Claude Schneider : « dans le tapuscrit du frère de Mandelstam, cette séquence est précédée de ‟Pour Nad” » ; il faut entendre : pour Nadejda, sa femme.
On ne va pas dans le cadre de cette recension impatienter le lecteur avec le bref survol biographique d’usage. « Jacques naquit, souffrit et mourut », dirait Mandelstam lui-même. On renvoie à la tendre biographie de Ralph Dutli, tout abreuvée au lait de l’œuvre. Car, dépassant la légende, l’œuvre est étourdissante de fraîcheur, de vitalité, de puissance dramatique aussi. On est suffoqué par sa vivacité, ses virevoltes de la tendresse à l’ironie, ses incises (dans les adresses soudaines à son lecteur, Mandelstam a quelque chose de la camaraderie stendhalienne), ses raccourcis de peintre, et ses saisissantes métaphores, si ajustées, si précises, qu’elles carbonisent les clichés et fondent sur le lecteur, violemment, comme un milan sur un passereau. Reste bien sûr que Mandelstam est difficile, sans compter que le temps a enterré à demi les clés historiques, dégradé les joints. Cette beauté est-elle accessible encore dans nos temps de platitude littéraire ? Un lecteur à qui le nom de Mandelstam n’est connu que par sa légende voudra-t-il aborder son œuvre centenaire ? « Qui saura […] de son sang souder le rachis du siècle // aux vertèbres du précédent ? [9] »; « Courage cœur des hommes ! [10] ». S’il le fait, il se passera un phénomène que connaissent les lecteurs de Proust (impossible cependant de trouver deux écrivains plus différents) : qui y plonge s’y engloutit et s’y transforme.
Mandelstam-rossignol, Mandelstam-hirondelle, Mandelstam-peintre, Mandelstam-architecte, Mandelstam-espiègle, essayiste, critique, pamphlétaire, Mandelstam-voyageur, et toujours enchanteur, somptueux… Ces deux tomes pleins à ras bord évoquent de façon saisissante « la barque funéraire égyptienne, chargée de tout ce qu’il faut » où le mort poursuivra sa pérégrination, et à laquelle Mandelstam, par deux fois dans l’essai De la poésie (1928), compare un poème. La barque funéraire est en soi un des sublimes paradoxes de la tendresse humaine : on y dépose celui dont on parle déjà à l’imparfait, et qu’on appareille pour son futur. Et ce paradoxe est celui-là même du poète, arrimé dans son présent, bon gré mal gré, mais qui ne peut être entendu que longtemps après. « Non, de personne jamais je ne fus le contemporain… », écrit Mandelstam, mais aussi : « Au siècle essayez donc de m’arracher ! – je vous mets au défi, vous vous casserez le cou ! [11]». Un grand poète, c’est toujours une bouteille à la mer. C’est la règle. Mais aussi, tout se ligue pour que la voix ne se perde, et la force de la poésie, c’est qu’elle émerge du passé, comme les ossements sortent du sol et témoignent de ce qui fut. Les avancées techniques et scientifiques les plus pointues portent les savants à fouiller la terre et le ciel vers le passé de plus en plus lointain. Et c’est le passé qui est toujours devant nous.
« Aujourd’hui, en 2018… », répète-t-on à l’envi (le cliché est valable pour tous les domaines artistiques, et l’année se modifie tous les ans), « aujourd’hui, en 2018, on ne passerait pas à côté de… Dickinson… Van Gogh… Rimbaud… Mandelstam… » Eh bien, si. Trop fragile est ce murmure pris dans « le bruit du temps » [12], ici porté par le souffle d’un poète cardiaque, interdit de publier dès 1931, broyé dans l’acier des purges. Aujourd’hui comme hier, les poètes sont bien cachés, ou ils se cachent bien, et c’est le temps qui les découvrira en se retirant, comme la marée ses laisses de mer.
Il s’est passé quatre-vingts ans depuis la mort de Mandelstam. Pour que ce murmure nous parvienne, pour que Mandelstam devienne une légende, il a fallu d’abord l’obstination de Nadejda, sa femme, arc-boutée « contre tout espoir » à sa préservation. Il a fallu la passion de Gleb Struve et de B. A. Filipoff qui éditent aux États-Unis, d’abord dans les années cinquante, puis entre 1967 et 1971, les premières œuvres complètes en russe d’un poète alors inaudible en son pays – et pour y être trop audible ! En France, depuis quatre-vingts ans, pierre à pierre, tout bas dans « le bruit du temps », l’édifice mandelstamien se rassemble. Dès 1930, du vivant même de Mandelstam, Georges Limbour et D. S. Mirsky traduisaient pour la revue Commerce Le Timbre égyptien, cet aérolithe, tout juste paru en Russie (1928) ; l’œuvre commence à rayonner, des éditeurs y puisent leur vocation, des traducteurs y consacrent leur vie. Souvent ce sont eux-mêmes des poètes, comme Paul Celan en allemand, en français Georges Limbour, André du Bouchet, Philippe Jaccottet ou Jean-Claude Schneider. Pour traduire Mandelstam, certains apprennent le russe : récemment, un jeune Italien me disait en avoir le projet. Car, paradoxe suprême, cette œuvre chatoyante, illuminatrice, est une œuvre traduite – un « apocryphe », écrit Schneider – c’est dire la puissance évocatrice de l’écriture mandelstamienne, capable de passer la barrière des langues. Mais quel travail ! Il faut lire la préface de Jean-Claude Schneider : « Traduire la poésie. Les poètes ne se confronteraient pas à cette tâche désespérante s’ils la croyaient possible… »
-
Il n’aurait été « écrit » par Mandelstam qu’à la prison de la Loubianka, sur l’ordre de ses interrogateurs.
-
1931, Poèmes non rassemblés en recueil ou non publiés, Œuvres poétiques.
-
cf. la biographie de Ralph Dutli, Mandelstam, mon temps, mon fauve, aux mêmes éditions Le Bruit du temps/La Dogana (2012).
-
En particulier, celle d’Alexandre Mets, 2009-2011.
-
Inter-Language Literary Associates, Washington.
-
Entretien sur Dante, 1933 (Œuvres en prose).
-
« Brouillons du Voyage en Arménie », 1931 (Œuvres en prose).
-
id.
-
Le Siècle, Poèmes de 1928 (Œuvres poétiques).
-
« Le Crépuscule de la liberté », Tristia, 1918 (Œuvres poétiques).
-
« Minuit dans Moscou », mai-juin 1932, Poèmes non rassemblés en recueil ou non publiés, Œuvres poétiques.
-
Titre du recueil de proses autobiographiques paru en 1925 – d’où est tiré le nom de la maison d’édition d’Antoine Jaccottet.