Adelheid Duvanel (1939-1996) rendait compte avec finesse de l’étrangeté.
Adelheid Duvanel, Délai de grâce. Trad. de l’allemand (Suisse) par Catherine Fagnot. Vies parallèles, 112 p., 15 €
« C’est étonnant comme un mouvement de paupières efface le monde entier. » Le saisissement, lié à l’effacement progressif de l’horizon narratif, donne à Délai de grâce sa dimension onirique, grinçante et réaliste à la fois. Tout y sujet à caution. L’écriture s’y révèle d’une inquiétante simplicité. Comme si, par petites touches concentriques, à travers des textes très brefs, Adelheid Duvanel, née à Bâle en 1936, suicidée morte de froid au bord de la forêt de son enfance en juillet 1996, s’attachait à capter avec une économie de moyens ce qui ne pouvait l’être autrement, par sa forme resserrée, par l’espace de perception devenu suffocant, par les sujets traités : hommes, femmes, enfants sont pris dans une nasse invisible dans laquelle ils se débattent silencieusement. Ils sont chacun livrés à leur solitude, comme à la dislocation de leur vie intérieure, à la foncière inadéquation qui semble être la leur, à cette part « aliénée » qui les caractérise bizarrement. Désemparés, dérivant sur un sol qui se dérobe, ses fragiles personnages se démènent dans un quotidien bancal, sans aspérité autre à offrir que celle de leur corps, de leur tangible humanité qui s’échine à être : « Julia était une intruse, un corps étranger. On la plaça à côté d’une fillette malentendante au premier rang près de la porte. Pendant le cours de dessin, on lui demanda de se représenter elle-même : elle dessina un petit cercle vide. »
Le pli est pris. L’humour est teinté de tristesse : « « ce sera de la bière et du vin, et aussi du schnaps ! » La colonne des dépressifs ne se disloqua pas ». L’humour, ou une certaine ironie qui imprègne des récits dans lesquels « le soleil est une rose en flammes qui s’éteint dans le lac salé ».
Les nouvelles paraissent « décalées », de guingois, opérant là où ça peut basculer : il n’y a pas d’alternative : – « ça part “malade” ? », demande l’enfant qui désire parler à sa mère malade –, hormis l’enfermement dans un imaginaire, ou dans celui des cliniques avec sa cohorte de fous, de désespérés, tous ces « inaptes à la vie ». Adelheid Duvanel s’exprime à travers la folie, les visions, le manque, comme à travers une vitre qui neutralise son propos : « Marietta s’était dit un jour : Je n’ai jamais marché pieds nus dans l’herbe humide de rosée : la coke me procure cette sensation. » Elle donne à voir la trame d’un monde clos, celui d’existences modestes, insignifiantes, dont elle fait la chronique. Ce sont des mères désemparées, des femmes avides d’amitié, d’amour, souvent démunies, qui ne savent quel visage donner à cet enfant prodige « qui n’a pas peint le bruit ». Certes, les hommes alcooliques sont pantelants, agités, insomniaques, mais « ils sont tellement sensibles qu’ils tremblent toujours légèrement ».
Les limites sont imperceptibles, le monde semble sur le point de disparaître dans un chaos redouté, les mots eux-mêmes s’avèrent insuffisants : « Grolo voulait acheter des cartouches pour son stylo à encre, mais le mot “cartouche” ne lui revenait pas à l’esprit, aussi écrivait-il au stylo à bille. » Le réel est assujetti à cette injonction implicite, paradoxale : surtout ne pas déranger, marcher pieds nus dans la maison afin de ne pas être entendue, exister malgré tout, voire, rendre un jour possible le report, échelonné, du « délai de grâce ».
Tout change, et rien ne change, cela dépend de l’humeur.
Alors le temps s’est arrêté. Qu’y pouvait-elle ? « Là, rien n’a changé. Je m’assieds sur une chaise contre le mur et m’imagine que je vais passer le reste de mes jours ici. »