Quand les anthropologues cessent de repeindre les façades de la tradition, ils sonnent le glas de l’exotisme. Loin d’un temps cyclique qui abolirait la temporalité vraie pour entretenir l’illusion de la perpétuation du même, l’anthropologie critique du contemporain peut rencontrer aujourd’hui de nombreux créateurs qui eux aussi administrent la preuve du tragique du temps.
La Disloquée. Performance pluridisciplinaire de Bernard Garo. Collectif de la Dernière Tangente, Nyon (Suisse)
Bernard Garo est un artiste peintre suisse qui travaille l’évidence de la destruction du monde. Ses toiles grand format embrasent la double spirale nous entraînant vers les gouffres. Celle, grandiose, qui reconduit indéfiniment la dérive des continents, l’alternance de séparations et d’écrasements de blocs immenses, matériaux terrestres et marins, dans une succession de catastrophes naturelles. Et la spirale, dérisoire, qui détruit sciemment la nature et laisse s’effondrer les œuvres humaines au fil du temps et des guerres. Pour nous faire éprouver d’âme et de corps cette imbrication de cataclysmes, Bernard Garo passe parfois de ses toiles, exposées en 2017 à l’occasion d’une superbe rétrospective à Lausanne [1], à des performances, à des scènes vivantes qui enchaînent et conjuguent la danse, la musique et l’acte même de peindre. Ce fut le cas, ces derniers jours, à Nyon, ville du lac Léman, bien connue pour son festival Visions du réel, avec La Disloquée, œuvre scénique multidimensionnelle présentée les 26, 27 et 28 avril 2018 par le Collectif de la Dernière Tangente au théâtre de l’Usine à Gaz [2]. Spectacle hors norme, tout en émotion, en méditation et en réminiscence.
Les humains se perdent et errent dans les ruines de mondes détruits. Et quand Élise Ladoué cherche mi-nue à déposer entre des piquets de béton antichars moussus un gros ballot de vêtements, quand elle descend sur un éboulement de terre, de graviers et de gravats, on ne peut que la suivre dans sa quête d’un havre humanisé à travers le pays de la décomposition des matières et des formes. Dans cette forêt pourrie et rouillée, où poser ses hardes, où trouver du sens ? Et Bernard Garo d’imaginer une graphie cachée sous le sable à balayer du revers de la main, en profondeur. Aux commencements devait exister un signe, un improbable mantra, trace intentionnelle laissée au fond du chaos. Et le peintre démiurge de s’y dresser alors, comme un phasme géant, refondant le monde par sa gestuelle picturale magique. Le saxophoniste Éric Fischer et le batteur Guillaume Bric, constamment inspirés, descendent avec lui dans le Big Bang, au paroxysme de l’intensité.
La mise à feu et à sang des sons, des formes et des couleurs fait tenir ensemble la naissance du monde et sa destruction. Le cheval de Guernica se dissout tandis que s’allume un brasier où la danse et la batterie se brûlent comme pour conjurer le mal. Le bûcher des sorcières, l’imaginaire médiéval finissant et exacerbé des XVIe et XVIIe siècles (cordes, supplices et vertiges d’une époque hantée par la mort), habitent un enchaînement de tableaux au rythme d’un travail musical et chorégraphique imprécateur, tandis que le peintre, littéralement possédé par sa recherche d’une écriture rédemptrice, déploie sous nos yeux un texte pictural « en langues », comme on dit du diable qu’il parle en langue à travers celles et ceux dont il s’empare. Mais ce signe primal, dessiné en même temps par le corps tordu en lettres mobiles d’Élise Ladoué, porté par les sonorités étincelantes de Guillaume Bric et d’Éric Fischer, cet hymne au tremendum, frisson sacré qui terrasse à l’approche des origines, est rongé par la guerre.
La performance est encadrée par deux tableaux qui montrent en plein la guerre dont la mort est la besogne : Guernica (1937) et Tres de Mayo (1814). Ces ouvertures sur la nuit donnent accès à une autre dislocation, celle du sujet singulier, tout entier habité par des monstres qui hantent ses cauchemars. Bernard Garo sait les convoquer en créateur halluciné. Ainsi quand la tête du taureau dessiné par Picasso surgit au-dessus d’une magnifique pietà charnelle inversée à la Patrice Chéreau ; ainsi quand, comme un fusillé de Goya, le peintre se laisse choir sur un amoncellement de briques rouges avant que ses compagnons ne s’écroulent eux aussi à ses côtés pour sombrer dans le grand sommeil. Il ne reste plus alors qu’à devenir somnambule et, dans un rituel final qui prend à la gorge, à se couvrir le visage de nos mains en titubant vers l’inconnu.
Bernard Garo fait de ses toiles et de ses mises en corps, en musique et en glyphes les jalons en abime d’une réflexion prise en charge aussi par des philosophes, anthropologues, historiens d’aujourd’hui. Cette conjonction d’intérêts et de talents mérite d’être soulignée. Bernard Garo nous y convie.
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Déflagration, Espace Arlaud du 27 janvier au 26 mars 2017.
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Interprètes : Bernard Garo, Éric Fischer, Élise Ladoué, Guillaume Bric.