Singulière collection que celle rassemblée par Hanns Zischler dans ce volume à la maquette originale : « les listes, les pense-bêtes, les croquis », les plans schématiques que l’on dessine pour autrui et pour soi en voyage, étrange matière, fugitive, éphémères indications improvisées sur les chemins à prendre et qui crée un « gigantesque réseau » d’indices sans support numérique. « Comment s’égarer dans une ville ? », se demandait Benjamin. Zischler nous montre, paradoxalement, comment des plans aimablement griffonnés, de Tokyo à Dublin, nous aident à nous égarer en faisant mine de tracer un chemin. Et dans ce labyrinthe Benoît Goetz nous sert de guide.
Hanns Zischler, I Wouldn’t Start from Here. Histoires égarées. Préface de Jean-Christophe Bailly. Trad. de l’allemand par Jean Torrent, Macula, 120 p., 16 €
Benoît Goetz, La Dislocation. Architecture et philosophie. Préface de Jean-Luc Nancy, Verdier/poche, 336 p., 11,50 €
Hanns Zischler est un acteur de cinéma allemand, connu, qui a travaillé pour Wim Wenders et pour Jean-Luc Godard, également photographe et écrivain (La fille aux papiers d’agrumes, Christian Bourgois et Berlin est trop grand pour Berlin, Macula, les deux en 2016). Il a choisi de rassembler dans un petit ouvrage très berlinois, très benjaminien, ces pauvres schémas oubliés dans quelque sac – « poche restante » dirait Georges-Arthur Goldschmidt – ces mots « égarés », mais non perdus, énigmes sans solution, graffiti modestes.
Une anecdote assez savoureuse, qui serait d’origine écossaise, donne son titre anglais au livre : elle rapporte que « dans une grand ville, un étranger qui cherche la gare demande son chemin à quelqu’un du coin. Après mûre réflexion, l’homme interrogé délivre finalement cette réponse : “ I wouldn’t start from here ”, “ce n’est pas d’ici que je partirais”. » Troublante formule qui rappelle que, dans un parcours, le point de départ, toujours décisif, importe autant, sinon plus, que le point d’arrivée, souvent décevant, mais qui fait sentir qu’en réalité on n’a pas la possibilité de choisir ce point de départ.
Ces papiers visaient à informer à orienter, à guider le piéton désorienté, mais leur caractère schématique laisse à penser qu’ils n’ont pas vraiment atteint leur but ; il est probable que Hanns Zischler n’a pas trouvé le magasin de mangas de Munich ou le petit hôtel de la banlieue de Sofia ; c’est non sans mal qu’il déniche des old books dans une ville américaine et les interrupteurs d’électricité dans un appartement parisien. Mais c’est, on l’a compris, dans le geste même qui les a tracés que réside le charme de ces « petits papiers » topographiques « d’une éloquente inefficacité ».
Mais cette main fraternelle « qui indique, dirige, guide et prend les devants (…) pour nous précéder sur le lieu où nous voulons aller » existe-t-elle encore à l’heure du GPS et du tout-numérique ? Jean-Christophe Bailly nous avertit : ces dessins sont des « effleurements » mais « les fragments de monde qui viennent avec eux (…) ont un très grand pouvoir de libération fictionnelle ». Sans intention esthétique, dépourvus même de valeur sentimentale, ces paperoles ne sont là que pour donner prétexte à des contes pour adulte dans un décor urbain.
Qu’est-qu’une ville ? « Une catastrophe féérique » disait Le Corbusier. Dans un livre dense et riche, qui vient d’être réédité chez Verdier en format de poche, Benoît Goetz cherche à faire renaître une véritable « pensée de l’architecture », c’est-à-dire essentiellement « une pensée de l’espace », ou mieux de l’espacement, qui ne relève ni de la simple esthétique ni de la seule considération des fonctions ou des images. Car l’architecture authentique commence quand elle introduit dans l’espace, qu’elle fait naître, des divisions, des séparations, des spécificités, quand elle taille et découpe là où n’y avait rien, quand elle sépare l’intérieur de l’extérieur, ne fût-ce que par un simple mur. Aussi fait-elle naître, par ce geste, des lieux habités, habitables, humains, distincts de ces non-lieux d’inhabitation que sont la jungle, un aéroport, une autoroute ou le désert.
« Adam n’avait pas de maison » : l’affirmation (difficile à contester) est une réponse au livre majeur de Joseph Rykwert (La Maison d’Adam au Paradis, 1976), la définition concrète d’un monde d’avant le péché originel. Mais aujourd’hui nous vivons à l’heure de la « dislocation » qui se fait sentir dès les premiers gestes architecturaux (la tour de Babel…) et qui se manifeste, dit Benoît Goetz, quand se défont les liens d’analogie entre le monde terrestre et « l’organisation céleste des lieux », le cosmos.
D’où, chez Benoît Goetz, une puissante réflexion, qui associe le Le Corbusier de L’Espace indicible et le Heidegger de « Bâtir, Habiter, Penser » – à propos du vieux pont de Heidelberg et de la crise du logement – et qui s’interroge sur l’espace dans les grandes villes. Un espace disloqué, désacralisé, « désensorcelé », nu et vague, homogène, qui ne correspond pas à ce qu’on pense être « habiter » alors que « l’architecture – dit Le Corbusier dans une belle formule –, c’est construire des abris ».
Peut-on retrouver un fil rouge dans le foisonnement de cette pensée singulière de l’architecture moderne (et postmoderne) ? On ne manquera d’être frappé par sa description des rues et des portes de la Babylone monumentale, par son évocation de l’Athènes « hétérogène » avec ses agoras, ses écoles, ses jardins, par sa défense raisonnée de Le Corbusier, par telle page sur Nietzsche et le climat de Nice, par la mise en évidence de la « spatialité du Dasein ».
Benoît Goetz semble partir de l’idée que l’habiter auquel se réfère Heidegger est devenu problématique, que le monde est de moins en moins habitable (« le désert croît »), que les êtres ont de plus en plus de mal à simplement vivre dans leur milieu et exister sur la place publique (politiquement), à trouver des lieux, et que le grand danger est de ne pas voir ce phénomène de dislocation. Reprenant une formule de Walter Benjamin – très présent dans cet essai comme dans les notules de Hanns Zischler – il définit ainsi le « mode d’action » de l’architecture : « L’architecture nous a appris à habiter autrement, elle aura déplacé, espacé l’habitation elle-même jusqu’à (…) l’inhabitation. Mais c’est entre “ habitation” – rêve et fantasme de la domus toujours déjà perdue – et inhabitation – désert, non-lieu, nomadisme – c’est là, entre, que nous habitons, toujours sur la brèche, glissants et vacillants. Un espace foncièrement inhabitable est la dystopie qui répond à l’utopie domestique d’une habitalité idéale. »