Genette, l’art des perspectives

« Je ne puis pas donner la réalité des faits, je n’en puis présenter que l’ombre ». C’est ainsi, avec Stendhal, que Gérard Genette ouvre Postscript, en 2016, qui est le dernier livre rebonds de la suite « bardadraque » commencée en 2006 : Bardadrac (2006), Codicille (2009), Apostille (2012), Épilogue (2014). « Étrange ricochet », écrit Genette au début de ce Postscript… le geste demeure, qui nous fait regarder plus loin, ses effets.

Gérard Genette Jacques Neefs en Attendant Nadeau

Gérard Genette, parfois à l’étonnement de certains, régulièrement à travers les brèves de ses remarques, organisa ainsi en série souvenirs, secrets à peine énoncés ou parfois très peu retenus, perspectives dessinées sur « soi », souvenirs d’enfance et sagesse maternelle compris, cela avec un humour du pire toujours alerte. Ces livres, aux titres qui ponctuent une manière d’arrangement intime avec ce qui devrait être une fin, développe dans leur détail une sorte de deuxième version, pratique, de l’extraordinaire travail critique engagé depuis les années 1960, depuis l’initial de Figures (devenu ensuite le Figures I d’une série de 5). Gérard Genette y croise en effet souvenirs, réflexions sur la société, que l’on pourrait dire « morales », perspectives sur l’usage du langage cuit, « pensées » sur la condition des amours, avec les récits en fragments d’une tenace activité intellectuelle et avec une considération rétrospective du fabuleux jeu de construction théorique rigoureusement amplifiée que construisent les livres de Gérard Genette. Le parallèle avec le pli « auto-biographique » des écrits de Roland Barthes (Genette est très précis dans la série « bardadraque » sur ses relations avec Roland Barthes) est assurément frappant, et offre en lui-même une figure forte de la transformation du « théorique » dans l’histoire critique d’un demi-siècle (la définition de cette notion de l’auto-biographique « intime et théorique » est précisément compliquée de manière créatrice par la pratique de l’un et de l’autre, de manières très différentes).

La série « bardadraque » constitue ainsi un formidable bosquet, ou parc baroque, pour découvrir cette longue période où l’intelligence critique était aussi le sentiment d’une conquête de liberté (les créations institutionnelles de 68 en furent l’un des versants, ainsi de la création du centre expérimental de Vincennes, que Genette décrit à l’occasion de l’évocation du rôle important d’Hélène Cixous dans la mise en œuvre de la revue Poétique). Cette suite « bardadraque » mesure, et nous fait parfaitement mesurer, ce que Judith Schlanger (que Genette mentionne souvent) a bien décrit, qui est la temporalité des inventions intellectuelles. Assurément il est possible désormais de relire dans leurs effets profonds, à longue portée – la série « personnelle » (le mot ne convient pas) des livres de Genette y concourt pleinement pour nous maintenant – ce qu’a été, pour les études littéraires et la conception même de la littérature, l’élaboration forte et décisive d’une « poétique » moderne. Le détail des débats, des tensions entre « théorie » et « critique » (« critique » modestement désignée par « analyse littéraire » dans les premières séries de la revue Poétique, « revue de théorie et d’analyse littéraire »), les incompréhensions parfois haineuses autour du « formalisme » et de la promotion des « structures », éclairent ce qui a été un déplacement et une ouverture absolument considérables dans l’idée même de la littérature et de « l’œuvre de l’art ». Ce que l’on peut amplement mesurer par le travail contemporain de nombre de chercheurs de la génération actuelle : on peut pour cela se référer au dossier que Fabula consacre à Gérard Genette.

Gérard Genette Jacques Neefs en Attendant Nadeau

Gérard Genette © Ulf Andersen

Les livres « théoriques » eux-mêmes, c’est-à-dire les cinq Figures, et les mondes de références et de pensée « critique théorique », « poétique » version moderne d’Aristote, que sont Mimologiques. Voyage en Cratylie (1976), Palimpsestes. La littérature au second degré (1982), Seuils (1987), la série de L’œuvre de l’art (1994, 1997, 2010) sont eux-mêmes, chacun, tous, à les relire maintenant, autant de perspectives croisées très rigoureusement ouvertes sur l’activité des œuvres littéraires, picturales, musicales, sur leur espace et sur leurs conditions d’existence, et le tout dans le mouvement d’une exceptionnelle virtuosité qui fait de chaque mention une relation singulière à ce que fait ou dit l’œuvre. La distinction paresseuse entre théorie et critique est à chaque instant pulvérisée par ce qui est donné par les exemples et les mentions. Il y a un plaisir particulier à suivre, dans les références qui sont convoquées, le mouvement de construction et d’intelligibilité que le critique, précisément, comprend à partir de la force des œuvres, et de leurs rencontres souvent lointaines.

C’est un monde intellectuel à la Borgès (Genette le souligne lui-même) qui a ainsi été ouvert, pratiqué et rendu praticable, c’est-à-dire absolument singulier dans son rapport à l’universalité de la pensée. Il est important d’imaginer maintenant (ou de se souvenir de) l’extraordinaire alacrité que (nous) donnèrent les textes de Figures, celui sur Borges, « L’utopie littéraire », en particulier, qui faisait à la fois découvrir l’auteur qui ouvrait l’espace littéraire universel comme un praticable nouveau, libre, et la faculté d’articuler intelligemment, structurellement, ce type neuf de réception et de compréhension de la littérature (et d’ailleurs de comprendre aussi que ce type était lui-même inscrit dans des structures de pensée pas forcément nouvelles). Dans le même Figures, la découverte du « Proust palimpseste », du « serpent dans la bergerie » ou des « Silences de Flaubert » ne fut pas un moindre évènement, comme cela fut le cas dans Figures II, avec l’extraordinairement vif et incitatif « “Stendhal” », etc. Lire Genette, c’était acquérir une force singulière par la volonté de penser la complexité, d’en dessiner des versions intelligibles, pour un appui quasi-figural de la pensée : les multiples tableaux « structuraux », célèbres, que Genette a proposés dans les diverses constructions théoriques élaborées, ne sont pas des realia, mais bien au contraire des sortes de praticables pour la pensée des « possibles », dont les œuvres actualisent telle ou telle configuration, historiquement réalisables. Constructions comme de verre, qui composent des « perspectives » distribuant la vue des choses, des œuvres, des possibles esthétiques (cela est frappant en particulier dans Introduction à l’architexte).

L’œuvre de Genette, c’est donc maintenant tous ses livres, c’est-à-dire ce redoublement qui regarde ce qui s’est fait pas à pas, livre à livre, relations, ou non relations, avec les intimes, les collègues, les partenaires intellectuels ; c’est l’indépendance qui est force de pensée, et qui décide des choix de liberté (dans la vie privée comme en politique), et les bonheurs de ce qu’il décrit lui-même comme une « marginalité extra-institutionnelle ». Philippe Lançon, dans Libération, décrit très justement le fait que rencontrer Genette c’était rencontrer un fauve. Mais en même temps c’était recevoir de ce « fauve » la volonté intense et l’aptitude à vouloir comprendre à la fois ce qui est l’effet singulier d’un mot, d’un geste, d’une œuvre, et l’intelligibilité de cela, l’espace libre engagé alors pour la pensée, dans ses effets les plus intimes. Ce fauve est à la fois Stendhal et Montaigne, que Genette inscrit clairement dans ses amours littéraires « contre la maîtrise » : « Mes fantaisies se suivent, mais parfois c’est de loin, et se regardent, mais d’une vue oblique » (Montaigne en exergue à Codicille).


Jacques Neefs est professeur de littérature française à l’université Johns-Hopkins de Baltimore (États-Unis).
Lire aussi les article de Lucile Dumont et de Jean-Louis Tissier.
Retrouvez notre dossier consacré à Gérard Genette en suivant ce lien.

À la Une du n° 56