La parution de La Grande Harmonie nous rappelle que la littérature chinoise contemporaine, qu’elle provienne de Chine continentale, de Hongkong ou de Taïwan, n’est sans doute pas assez traduite en français. Le succès de certains écrivains comme Yu Hua, qui s’est notamment fait connaître grâce à l’adaptation au cinéma de son roman Vivre !, reste exceptionnel [1]. Xu Zechen a dix-huit ans de moins que Yu Hua et vit à Pékin. À l’heure où les touristes et les investissements en provenance de la Chine se multiplient partout, y compris en France et en Europe, les jeunes auteurs de ce pays ne nous offrent-ils pas, à côté des cinéastes, l’occasion de mieux comprendre les enjeux actuels d’une société qui a tenu un si grand rôle dans l’histoire de l’humanité ?
Xu Zechen, La Grande Harmonie. Trad. du chinois par Hervé Denès avec la collaboration de Jia Chunjuan. Philippe Rey, 810 p., 25 €
La Grande Harmonie est le troisième roman traduit en français de Xu Zechen, né en 1978 et déjà repéré comme un des écrivains contemporains à suivre. C’est un roman d’une grande ampleur, au souffle épique, dans lequel l’auteur peut aussi bien adopter le point de vue du narrateur que se glisser dans la peau de ses nombreux personnages. Nous sommes en 2009. Au centre du roman, un village et, dans ce village, un espace réduit à la « rue aux Fleurs » qui jouxte un canal, une église, bâtiment insolite qui penche comme la tour de Pise, et surtout la « Grande Harmonie », une ancienne pharmacie sur le point d’être vendue : c’est cette vente qui provoque le retour au village de Chu Pingyang et sert de ressort principal à l’action romanesque.
Car les lieux ont une relation intime et durable avec ceux qui les habitent, vivants ou morts. Cette micro-scène concentre les conflits du passé, du présent, mais aussi de l’avenir, et l’histoire locale reproduit à l’évidence une histoire commune à toute la Chine. Voilà qu’après avoir connu et surmonté tant bien que mal les événements dramatiques du XXe siècle, l’endroit se trouve confronté à un futur qui ne lui réserve plus rien : les bâtiments vont disparaître ou changer de vocation. « ‟Garder le souvenir du passé” était peut-être une autre façon d’aborder les choses, c’est-à-dire une façon d’oser les regarder en face » : vendre ou acheter la Grande Harmonie, c’est vendre ou acheter la chair même du temps passé.
Par touches successives, avec minutie, avec humour parfois, toujours avec tendresse, Xu Zechen brosse le portrait d’êtres humains complexes, attachants, tous pétris de cette terre où se sont jadis succédé les empires, riche d’un passé à la fois glorieux et cruel, où s’affrontent et se métissent tradition ancestrale et idéologie communiste. D’ailleurs, le bouddhisme, le taoïsme, le confucianisme, jadis combattus par les Gardes rouges qui détruisirent leurs temples, sont-ils jamais morts ? Que penser de ce Christ dans l’église penchée, chaussé des chaussures de toile réglementaires de l’armée chinoise ? Le régime communiste a-t-il vraiment tout changé ?
Le roman nous propose une lecture plus nuancée de la société chinoise. L’image que nous en avons est encore largement empreinte de nos propres souvenirs de la Révolution culturelle, de 1968, de Mao et des « maoïstes » du Quartier latin, des événements de la place Tian’anmen… Mais quiconque a voyagé en Chine sait que la nouvelle génération, peut-être parce qu’elle est désabusée, s’intéresse peu à la politique et mise sur la réussite personnelle, financière et économique, encouragée en cela par l’État – même si la liberté reste solidement encadrée. Le passé, sans doute, n’est pas oublié, mais dans bien des foyers le vénéré président Mao n’a désormais d’autre place que sur l’autel des ancêtres. Les jeunes Chinois se passionnent davantage pour les nouvelles technologies, l’informatique et les réseaux sociaux : dans ce pays pourtant soumis à la censure du web, Baidu remplace allègrement Google, et les téléphones portables sont rois, comme ailleurs.
Trois générations d’habitants du village de Huaihai, la famille de Chu Pingyang et ses voisins, ont donc vécu, voire subi les vicissitudes de l’histoire chinoise, de l’affrontement entre les communistes et les nationalistes jusqu’à l’essor économique actuel, en passant par la Révolution culturelle, la « révo.cult. » : il n’en fallait pas beaucoup alors pour être « critiqué », c’est-à-dire insulté, frappé, humilié, promené en cortège dans les rues et livré à la vindicte des « masses populaires ». Mais, à présent, c’est la spéculation immobilière qui s’emballe, la corruption est partout, et les faussaires comme Yi Chang’an, l’ami de Chu Pingyang, gagnent un argent facile : car on peut tout se procurer en y mettant le prix, faux papiers, faux diplômes, fausses plaques minéralogiques…
Le roman présente toutefois bien des aspects qui vont au-delà d’une image déjà connue du pays. Quand bien même l’organisation de la société lierait chaque citoyen à son origine, le comportement de certains des protagonistes montre par exemple l’attrait qu’exerce le monde des villes, de Pékin ou de Shangai notamment, qui connaissent un développement fulgurant. Mais il y a paradoxalement un mouvement inverse, le sens de la famille, le respect des ancêtres et l’attachement à la terre natale entrant en contradiction avec cet appétit pour la grande métropole.
Autre originalité du roman, on voit aussi paraître dans la galerie des personnages des figures moins convenues, comme Qin Huan, cette grand-mère convertie au christianisme, ou le pasteur Sha Yaohan, d’origine autrichienne, mais complètement « sinisé », et dont les autorités, même au plus fort de la violence antireligieuse, ont toléré la présence parmi les villageois.
Ce qui, peut-être, surprend le plus le lecteur, c’est l’irruption inattendue de Jérusalem dans un roman chinois [2]. Ce qui nous rappelle que des Juifs, pour sauver leurs vies, ont effectivement vécu en Chine durant les persécutions en Europe, et quand le professeur israélien Jacob Samuel rend visite au professeur Gu Nianzhang, tous deux ont tôt fait de s’apercevoir que leurs pères, soixante-huit ans auparavant, se sont connus à Shangai. Et de découvrir que leurs familles partagent le même destin de victimes, l’une du nazisme, l’autre de la Révolution culturelle : ainsi naît entre eux une forme de fraternité humaine face à un malheur qui est « la honte de l’humanité », une fraternité qui pourrait bien dépasser leurs simples personnes.
Le rêve dans le roman vient souvent doubler la réalité et la rend au moins supportable : si Jérusalem, et particulièrement son université, peut légitimement attirer un étudiant chinois, la ville est aussi le lieu où Chu Pingyang projette volontiers ses rêves d’avenir. Où il se voit dix ans plus tard attablé dans un bar avec la femme qu’il aime, et que dans la vraie vie il n’épousera pas. Image idéale d’une ville où règnerait la paix, et d’un monde débarrassé de l’antisémitisme et des affrontements religieux !
Xu Zechen a donc écrit un roman abondant, qui dépeint avec délicatesse des hommes et des femmes qu’il connaît bien, héritiers d’une Chine en voie de disparition, mais qui reste désespérément campée sur des valeurs traditionnelles ayant survécu à tout. Si la réussite économique est un objectif, si la puissance de l’État ne se relâche pas, on constate que la famille, même en crise, est toujours un des piliers sur lesquels repose une société où il est essentiel de ne pas décevoir ses parents, et de ne jamais perdre la face.
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Vivre ! a été mis en scène par Zhang Yimou et primé à Cannes en 1994. Brothers a eu un certain retentissement il y a une dizaine d’années. Lorsque j’ai eu l’occasion d’interroger une Chinoise sur les auteurs qu’apprécient aujourd’hui les jeunes, elle m’a cité quatre noms qui lui venaient spontanément à l’esprit : Han Han, Guo Jin Ming, An Ni Bao Bei et Tang Jia San Shao. Tous nés entre 1974 et 1983, tous connus par leurs activités dans différents domaines, tous à l’aise avec le web et les réseaux sociaux : après une rapide enquête, il semble que seules des œuvres du premier, Han Han, ont été traduites en français. Il reste donc du travail pour les traducteurs !
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Il faut cependant remarquer que Jerusalem est le titre original du roman.