À la fois résultat d’une enquête en sciences sociales et livre d’artiste, cet ouvrage est le fruit d’une collaboration entre un photographe, Jean-Robert Dantou, et une équipe d’anthropologues dirigée par Florence Weber dans le cadre d’un travail de terrain en hôpital psychiatrique.
Jean-Robert Dantou et Florence Weber (dir.), Les murs ne parlent pas/The walls don’t speak. Kehrer, 343 p., 39,90 €
L’objet de l’investigation de Jean-Robert Dantou et Florence Weber est constitué par les « objets sous contraintes », désignés ainsi à cause du cadre juridique contraignant qui règle l’accès aux institutions psychiatriques et limite le droit à l’image aussi bien qu’à la prise de décision. Mais l’enquête peut se décliner selon différentes problématiques en fonction des acteurs en présence et des thématiques de recherche préalablement définies. L’ouvrage a la beauté et la facture d’un catalogue (l’exposition « Objet sous contraintes » a présenté un choix de photographies à l’École normale supérieure en 2014, alors que le projet de recherche était encore en cours), les reproductions sont très soignées et en couleurs. En outre, le texte est bilingue français/anglais sur deux colonnes et l’ouvrage est publié par un éditeur d’art allemand.
Le livre se compose de trois parties – objets, portraits et espaces – organisées en fonction de dispositifs photographiques différents et de textes qui empruntent leur forme à des genres variés : commentaires, entretiens, notes de terrain, etc. Au total, quatre-vingt-seize clichés ont été reproduits et plusieurs types de papier ont été utilisés en fonction des dispositifs explorés. La dernière partie constitue un essai photographique sur un hôpital psychiatrique particulier, dont le nom a été anonymisé, et qui vaut pour une synthèse du travail d’équipe. Le propos est ambitieux et la photographie jamais décorative : les auteurs parlent de « photographie armée par les sciences sociales ».
Le parti pris Jean-Robert Dantou a été de respecter à la fois le choix de représentation des patients et les interdits des institutions, qui concernent également le personnel soignant, lequel ne peut apparaître de manière reconnaissable en tant que tel dans n’importe quelle circonstance. Donnons ici quelques explications : le patient en situation de handicap psychique est supposé vulnérable, c’est pour cela que les prises de vue sont strictement encadrées par la loi : l’établissement, la famille ou le tuteur légal du patient exercent un droit sur l’image, en fonction du statut du patient dans l’institution (hospitalisation libre, curatelle, etc.). Cette contrainte permanente de ne pouvoir photographier qu’avec la permission d’une pluralité d’acteurs et à différents niveaux de prise de décision, l’obligation d’accepter le contrôle du tiers ou encore de faire avec le turn over des institutions psychiatriques, posent des difficultés majeures, qui ne sont pas seulement négociées par les ayants droit, mais aussi en équipe.
L’une des solutions trouvées sur le terrain a été de recourir à l’objet : « l’objet marqueur » d’une rencontre entre le photographe et un usager de l’hôpital psychiatrique, témoin de la maladie, des incidents de parcours qui ont mené à l’hospitalisation, ou tout simplement objets ordinaires, porteurs d’une histoire qui témoigne de la vie à l’hôpital psychiatrique : brosse à dent brisée, effets personnels emballés dans à un sac de sport, couverts tordus, poignée de médicaments, casque audio, ceinture de contention, lunettes de soleil, etc. Ce livre fait écho à l’ouvrage de l’historien Philippe Artières et du photographe Mathieu Pernot, L’asile des photographies (Le Point du jour, 2013) sur l’hôpital désaffecté Cherbourg-Octeville – le vivant en plus.
Si la problématique explorée par le photographe est avant tout celle du visible, du montrable et de l’impossible à montrer, la question posée par Florence Weber dans ce projet est davantage celle des catégories de la prise de décision et la perte d’autonomie en situation de handicap. En effet, dans une situation de dépendance protégée par la loi, comment se prennent les décisions des personnes disqualifiées pour décider seules ? À quelles conditions le point de vue d’une personne décrite comme souffrant de troubles psychiques est pris en compte dans une décision le concernant ? L’un des dispositifs mis en œuvre par Jean-Robert Dantou et les chercheurs en sciences sociales au cours de leurs interactions avec les patients a été de documenter les lieux de la prise de décision des usagers des services psychiatriques qui font apparaître l’exercice de leur liberté. « Je me mets alors à scruter des situations microscopiques de prises de décisions, et je me rends compte qu’elles passent souvent par des lieux – déménager, s’enfuir, revenir – mais également par des objets : acheter une bague, casser un verrou, tasser sa pipe, tordre une brosse à dents. » Il y a quelque chose de Georges Perec dans l’œuvre photographique de Jean-Robert Dantou.
Florence Weber souligne quant à elle que l’on retrouve dans les résultats de cette enquête un intérêt fort pour la culture matérielle, à l’instar du mouvement qui a mené à la constitution des collections des musées d’anthropologie. Cette forme de cristallisation pose implicitement un parallèle entre le voyage en pays lointain et le séjour en hôpital psychiatrique. Toutefois, n’est-il pas proprement ahurissant qu’aujourd’hui encore l’univers psychiatrique reste si méconnu et comme exotique au regard de l’étranger ? Les institutions spécialisées couvrent pourtant l’ensemble du territoire français et les témoignages montrent que nous avons tous des proches qui en ont été usagers à un moment ou un autre de leur vie.
Le recours à la culture matérielle pour montrer la vie ordinaire en milieu hospitalier est un choix esthétique, un point de vue d’auteur. Parce que le handicap psychique est invisible, contrairement au handicap physique, l’anthropologie matérielle est un moyen de rendre visible l’univers psychiatrique sans entrer dans le stéréotype, le spectaculaire. Si la photographie des objets du quotidien en hôpital peut passer pour une solution élégante, ce livre nous apprend de surcroît que l’interaction avec les patients n’est jamais passive : ils réagissent à la présence du photographe, résistent au dispositif, font pression, critiquent ou refusent de se prêter au jeu. Ils dénoncent à la fois l’enfermement sous contrainte et la collusion entre la direction de l’hôpital, le photographe et l’équipe de recherche : puisqu’ils se sont mis d’accord sur le projet, c’est bien que les chercheurs et le photographe sont d’une manière ou d’une autre du côté de l’institution… En vérité, les individus photographiés ne sont pas dupes des rapports de pouvoir, et l’une d’entre eux, également photographe, entreprend de rebaptiser le projet, ne trouvant pas le titre à la hauteur du sujet, qui aurait pu se nommer selon elle « De l’un des montrables » ou « Histoire du non identifiable ».
En dernière analyse, Jean-Robert Dantou insiste sur le refus du pathos, s’interdit de photographier les stigmates de la folie et de se faire le porte-parole de l’antipsychiatrie, bottant en touche le parti pris de Raymond Depardon, qui passe à côté de la vie ordinaire pour dénoncer l’enfermement, alors qu’il ne s’agit que d’une des formes de violence parmi beaucoup d’autres dans la vie quotidienne d’un centre hospitalier spécialisé. Laisser les patients venir à soi est une autre manière de procéder, même si l’idéal d’une position neutre est intenable ou relativement illusoire, dans la mesure où la question de la dangerosité pour autrui ou soi-même se pose toujours en psychiatrie et entraîne immédiatement des limites encadrées par la loi. Mais en photographiant les traces matérielles des scènes ordinaires, le photographe assume une place de témoin extérieur qui fait le plus souvent défaut à l’hôpital psychiatrique, et c’est à ce regard extérieur de l’artiste et de l’anthropologue que Jean-Robert Dantou et Florence Weber nous invitent.