Dewey est, nous dit-on, le penseur de la démocratie, et même de la démocratie « radicale » et « profonde ». Mais en quoi est-il vraiment démocrate en politique ? Quand on compare ses vues à des conceptions libérales plus classiques, comme celles de Julien Benda et de Tadeusz Kotarbinski, c’est Dewey qui paraît le plus désuet.
John Dewey, Écrits politiques. Trad. de l’anglais par Jean Pierre Cometti et Joelle Zask. Gallimard, coll. « Bibliothèque des idées », 503 p., 33 €
Tadeusz Kotarbinski, Écrits sur l’éthique (1935-1987). Trad. du polonais par Mateusz Czekaj et Luc Leguérinel. Hermann, 244 p., 30 €
Quand il commence sa carrière à Chicago dans les années 1880, Dewey écrit dans un contexte de philosophie politique dominé d’un côté par le libéralisme individualiste promu par les disciples utilitaristes de Stuart Mill et de l’autre par les théories des idéalistes hégéliens tels que Thomas Green et Henry Maine, dont il discute les thèses dans le premier essai de ce recueil, « L’éthique de la démocratie » (1888). À l’instar de ces derniers, Dewey rejette l’individualisme libéral, en lui reprochant de traiter les individus comme des atomes séparés et en compétition, alors que le monde social est relationnel et holistique. Il conçoit la vie sociale comme celle d’un organisme, mariant la perspective hégélienne à celle du darwinisme, dans le genre de synthèse que reprendront des auteurs comme George Herbert Mead. À bien des égards, sa critique de l’individualisme libéral fait penser à celle que donneront plus tard les penseurs républicanistes comme Philip Pettit, qui, reprenant la fameuse distinction de Benjamin Constant et d’Isaiah Berlin, opposent la liberté comme non-interférence à la liberté comme absence de domination. Elle fait penser aussi à la position que soutiendra un hégélien comme Charles Taylor. Selon Dewey, la démocratie n’est pas seulement une forme de gouvernement, mais une participation à la vie sociale dans son ensemble ; et la démocratie doit être basée sur l’expérience, et non sur les théories ou les valeurs idéales. C’est en ce sens qu’elle est enquête, c’est-à-dire révision constante des croyances, qui sont elles-mêmes des dispositions à agir. La démocratie n’est pas basée sur des principes et valeurs définies a priori, mais elle est supposée être révisée sur la base de l’expérience et de l’enquête, selon la conception faillibiliste que Dewey emprunte à C. S. Peirce. Non sans de sérieux détournements. Car Peirce n’était pas vraiment un démocrate. Il était plutôt un élitiste, et il ne proposait pas que l’on révise nos valeurs morales à la lumière de l’expérience. La grande originalité de Dewey fut de penser le pragmatisme comme une théorie de l’éducation : il est ce qu’on appelle un « perfectionniste » en éthique, qui vise à promouvoir l’épanouissement des besoins humains.
Les thèmes favoris de Dewey sont l’anti-platonisme et l’anti-intellectualisme. Il faut rejeter tous les dualismes, et en particulier ceux que promeut la philosophie. La vérité, la connaissance, la beauté, la morale et la justice doivent descendre de leurs piédestaux (presque tous religieux ou à connotation religieuse) et s’immerger dans le monde social et économique, dans l’expérience concrète et vécue des travailleurs. Elles ne doivent plus être réservées à des classes de prêtres de chacune des valeurs qui se proposent comme autant d’élites du savoir (professeurs et universitaires, savants, directeurs de musée, directeurs de conscience, « intellectuels »). Selon Dewey, les valeurs sont des constructions sociales, elles-mêmes issues de la société qui les produit et les nourrit, destinées à résoudre des problèmes sociaux. Elles sont appelées à changer, en fonction des changements sociaux et économiques. La bourgeoise de la publicité pour Bordeau Chesnel qui se fait saisir par un huissier tout en avalant sa tartine de rillettes se plaint du passage des valeurs et croit pouvoir résister, mais elles passent néanmoins : bientôt la dame sera en nuisette rose au camping avec un beauf en marcel genre Franck Dubosc, ou bien s’éclatera à Koh-Lanta. Personne ne peut se prévaloir du savoir, car le savoir – à l’instar de la science et de l’expérience – change et se révise tout le temps. Nos catégories, nos institutions, nos pratiques aussi. Le libéralisme classique, avec l’accent qu’il met sur l’individu, reste une doctrine abstraite. La liberté n’est rien, selon Dewey, si elle ne s’exerce pas dans des choix et dans des conditions sociales. C’est un « way of life ».
Ces idées éloignent autant Dewey des penseurs libéraux classiques, de Locke à Smith, que des penseurs positivistes et des utilitaristes comme Von Mises, mais aussi des marxistes. Dewey, dans un essai de 1937, appelle « radicale » cette conception de la démocratie parce qu’elle se donne comme fin de transformer radicalement les institutions existantes de la société, alors que le libéralisme classique les aménageait seulement au bénéfice d’une classe et du marché. Cela apparente à première vue les idées de Dewey à celles des marxistes. Mais, à la différence de ces derniers, Dewey n’envisagea jamais que les moyens mis au service de cette fin soient autres que ceux du libéralisme classique lui-même et de la démocratie américaine telle qu’elle existait depuis le XVIIIe siècle. Il n’accepta jamais non plus le monisme historique des communistes. Il est très intéressant à cet égard de relire ses discussions avec Trotsky, avec qui il partage l’idée que la politique doit être avant tout au service de certaines fins sociales, mais chez qui il rejette l’idée que tous les moyens, y compris la révolution et la dictature du prolétariat, sont bons pour atteindre ces fins [1]. Dewey fut pour beaucoup de penseurs américains tentés par les idées marxistes un antidote. Mais, à l’époque de la guerre du Vietnam, on ne le trouva plus assez radical, et son principal disciple, Sydney Hook, finit sa carrière comme conservateur et anticommuniste. Qu’est-ce qui rendra radicale cette démocratie que Dewey appelait de ses vœux ? Le fait qu’elle mette l’accent sur l’éducation, la culture, et le progrès social et non pas sur le progrès économique ? Ou bien, comme l’a soutenu un deweyen de la seconde génération, Richard Rorty, le fait qu’elle doive nous conduire à rejeter les idéaux classiques de vérité et de justice pour les remplacer par la contingence et la solidarité ? Plus récemment, Dewey est devenu l’un des penseurs favoris des mouvements anti-élitistes et spontanéistes (autant dire populistes [2]) au nom d’une démocratie participative « profonde » méfiante à l’égard de la démocratie représentative classique et des experts.
Tout le problème est de savoir jusqu’à quel point le pragmatisme démocratique de Dewey, qu’on nous propose aujourd’hui comme la philosophie même de l’émancipation, à présent que nous sommes revenus du marxisme et de diverses pensées progressistes, peut incarner l’avenir d’une pensée de la démocratie. Les penseurs classiques de la démocratie, de Rousseau à Russell aux républicanistes contemporains, n’ont jamais soutenu, à la manière de Dewey, que l’on devait remplacer la vérité par l’assertabilité et la mesurer par ses effets. Ils n’ont jamais soutenu que des valeurs comme celle de justice étaient des « constructions » qui pouvaient changer avec l’expérience. Ils ont toujours tenu, à l’instar de Julien Benda dans La grande épreuve des démocraties (1940), certaines valeurs – justice, vérité, raison – pour absolues, indépendantes de toute condition de temps et de lieux et supérieures à tout intérêt individuel ou collectif, et pour des idéaux. Comment défendre ces valeurs quand elles sont bafouées, quand on nous dit qu’il n’y a plus de « faits », qu’à la justice il faut substituer la solidarité, ou que la raison c’est la torture ? De deux choses l’une : ou bien le pragmatisme est radical au sens où il entend réellement dire que ces valeurs ne sont au mieux que des instruments en vue du bien-être social, et dans ce cas on ne voit pas ce qui reste de la notion de démocratie (si l’on peut tout réviser, alors on peut réviser les principes de la démocratie eux-mêmes) ; ou bien le pragmatisme conserve ces valeurs, et il n’a rien de radical, et sa conception de la démocratie n’est guère différente de celle des libéraux classiques.
Il est très intéressant de lire, comme un antidote à ce radicalisme, le recueil d’essais sur l’éthique du grand philosophe polonais Tadeusz Kotarbinski (1886-1981). Il fut, comme la plupart des membres de l’école dite de Lvov-Varsovie, élève de Twardowski, l’un des principaux disciples de Brentano, et développa une forme de réalisme qu’il appelait « réisme ». Il bâtit également une théorie de la connaissance (« gnoséologie ») et une théorie de l’action (« praxéologie »). En éthique, Kotarbinski, tout comme Dewey, entendit se détacher à la fois de toute pensée religieuse, et, ce qui était moins aisé en Pologne qu’aux États Unis, de toute allégeance au communisme. Il défendait une conception minimaliste de l’éthique, fondée sur l’idée que l’action morale doit reposer sur la confiance qu’un agent est capable d’inspirer en se voulant protecteur d’autrui (un « protecteur digne de confiance »). Dans le contexte de la guerre, de l’antisémitisme rampant, et du communisme étatique polonais, cette « éthique indépendante » entendait donner une version laïque des notions de dignité et de charité. Elle supposait une conception réaliste des valeurs qui non seulement manquait aux marxistes et aux pragmatistes, mais qu’ils entendaient explicitement rejeter.
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J’ai déjà commenté ces textes et les idées philosophiques de Dewey dans l’ex-Quinzaine littéraire (« Leur morale et la nôtre » , n° 1011, 2014 et « Déshabillage intellectuel », n° 1067, sept ; 2012). Voir aussi Jean-Pierre Cometti – à qui on doit avec Joëlle Zask toutes ces traductions de Dewey dans une collection de Gallimard qu’on a jadis connue moins accueillante à la philosophie américaine – qui a appelé, « radicale » cette conception de la démocratie (La démocratie radicale. Lire John Dewey, Gallimard, coll. « Folio », 2016, voir le compte-rendu de Jean Lacoste).
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Voir « De Lachelier à Macron ».