Un récit de vie sous les Ceausescu

Tous les chats sautent à leur façon est un livre d’entretien avec la romancière allemande d’origine roumaine Herta Müller. Cette auteure, qui reçut le prix Nobel de littérature, relate, avec tranquillité mais fermeté, son histoire et notamment ses années vécues dans un village coupé du monde pendant la dictature des Ceausescu.


Herta Müller, Tous les chats sautent à leur façon. Entretien avec Angelika Klammer. Trad. de l’allemand (Roumanie) par Claire de Oliveira, Gallimard, 233 p., 22 €.


La romancière Herta Müller a souvent révélé comment les Souabes du Banat, minorité germanophone de la Roumanie à laquelle elle appartenait, loin de la soutenir une fois qu’elle s’était mise à publier des livres, menaient des actions contre elle. Elle qui, sous Ceausescu, avait été accusée d’être une informatrice de la Securitate, se trouvait, une fois devenue un écrivain reconnu, vilipendée pour avoir « diffamé » la minorité souabe et sa « germanité », notamment dans Dépressions. Pourtant, ce recueil de nouvelles, entre dérision et effarement, n’était paru en 1982 chez un éditeur bucarestois de langue allemande qu’après avoir été remanié par des censeurs qui le rendirent presque méconnaissable, en tout cas idéologiquement plus acceptable. Il fallut attendre 2010 pour qu’une édition non censurée, établie selon la version voulue par l’auteur, vît le jour.

C’est sur un ton d’une fermeté tranquille que Herta Müller, dans son long entretien avec l’éditrice autrichienne Angelika Klammer, intitulé en français Tous les chats sautent à leur façon, relate ses années vécues dans un village coupé du monde, auprès d’une mère tétanisée par la peur de la Securitate, à tel point que sa seule hantise était de ne pas faire de vagues, elle qui avait passé cinq années dans un camp de travail russe. Dans La Bascule du souffle, Herta Müller a donné à lire ce qu’est la vie dans un tel camp, à travers le personnage de Léopold, parti chez les Russes avec, dans sa valise, Zarathoustra et une anthologie de poésie, avant que l’« ange de la faim » ne l’oblige à dévorer ses livres sous forme de polenta et de saindoux.

Herta Müller, Tous les chats sautent à leur façon. Entretien avec Angelika Klammer

© Zvi Leve

C’est avec la même ironie amère que Herta Müller, dans ce livre d’entretien, parle de la mauvaise nourriture des régions déshéritées, de la laideur qui, dit-elle, est dans le programme de la dictature. Elle a cette façon, froide, de raconter les harcèlements, les menaces qui lui empoisonnaient l’existence mais ne réussissaient pas à la faire fléchir. À la manière de cette femme traquée par un commandant de la Securitate dans un de ses romans, La Convocation, Herta Müller, avant de publier et d’émigrer (en 1987) en Allemagne, avait subi toutes les vexations, connu l’humiliation, la trahison, en luttant de toutes ses forces pour ne pas être broyée, même quand elle était traitée comme une délinquante, suspectée de se livrer au marché noir.

Dans son enfance, quand elle grandissait au milieu de ces villageois encore sous l’emprise du nazisme avant de se soumettre aux sbires de la Securitate, parmi donc ces gens pour qui la germanité est « synonyme de vertu, de sérieux, de propreté, de tradition », Herta Müller s’était affranchie de ce monde asphyxiant par la lecture. C’est chez Paul Celan qu’elle avait appris ce qu’est une « fugue de mort », c’est chez Max Blecher qu’elle avait compris qu’il y a des manières supportables d’employer le mot « puissant ».

Si ce que dit l’auteur d’Animal du cœur (où une jeune étudiante, retrouvée pendue, est exclue du Parti post mortem) sur la Securitate qui avait bâti un « empire d’angoisses pour les vivants », mais aussi un « labyrinthe de charniers où enfouir les morts », nous en apprend beaucoup sur les idées d’évasion dont tout le monde en Roumanie vivait, ce qu’elle dit de la langue, de l’écriture, révèle tout l’enthousiasme qui l’habite et la nécessité qui l’aiguillonne quand elle met une chose par écrit : elle le fait toujours en empruntant des détours – « les détours sont les vrais chemins car, pour écrire une phrase, je dois dévier des habitudes langagières ». « Dans l’écriture, c’est justement l’incertain qui force la vérité, une vérité qui correspond à la réalité parce qu’au lieu de rester là, elle le dépasse : voilà ce qui me servait d’appui. Écrire des mots en pleine peur, c’était un peu comme manger des plantes : j’avais faim de mots. Réinventer la vie réelle dans la fiction, sans soumission étroite au modèle, mais avec beaucoup plus de précision, c’était l’ambition, sous le protection des phrases, de savoir un peu mieux comment vivre », dit-elle encore en se remémorant l’époque où elle écrivait Dépressions.

Herta Müller, Tous les chats sautent à leur façon. Entretien avec Angelika Klammer

Herta Müller © Catherine Hélie

L’un des plus beaux moments de cet entretien, qui cependant ne fait pas oublier que « l’homme est un grand faisan sur terre » (titre d’un de ses romans), c’est-à-dire que l’homme est une proie facile, un perdant, est celui où Herta Müller parle de son apprentissage du roumain : « J’étais épouvantée par l’aridité de la langue du parti, par ses formules toutes faites qui abêtissaient les gens. Cette langue avait littéralement perdu la tête (…) De la même façon, j’étais en permanence renversée par la beauté de la langue courante, par la concision de ses images magiques. » Elle prend comme exemple le dicton roumain « Tous les chats sautent à leur façon au bord de la flaque. » « Puisque, souligne-t-elle, le proverbe dit “au bord” et non “par-dessus”, il suggère le chemin que le chat doit parcourir. Il suggère aussi que la flaque surgit à l’improviste, et que le chat surpris n’a qu’à se dépêcher : sans réfléchir, machinalement, il fait un bond différent. »

Contrairement à Cioran, par exemple, qui déplorait ce que le roumain a de débraillé, selon son expression, Herta Müller, elle, tout en se disant qu’elle n’écrirait jamais dans cette langue, avoue en aimer les métaphores, les locutions idiomatiques, les longues insultes dramatiques, les superstitions, « toutes les nuances de ses diminutifs allant du cynisme au sentimentalisme ».

Le roumain est du voyage, quand j’écris, confie Herta Müller dans cet entretien qui rappelle que si, pour certains, l’exercice de l’interview n’est pas éloigné de la crucifixion, Herta Müller qui possède, comme dans ses romans, l’art d’ébranler le lecteur confortablement installé dans ses certitudes, appartient à ce cercle de démolisseurs de stéréotypes et d’arracheurs de masques qui compte aussi des trouble-fête comme Thomas Bernhard et Ingeborg Bachmann.


Cet article a été publié sur Mediapart.

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