Racine avec Duras

Célie Pauthe met actuellement en scène Bérénice aux ateliers Berthier de l’Odéon. En associant au texte le court-métrage Césarée de Marguerite Duras, elle fait entendre dans la pièce de Racine la présence de l’Orient et les tragédies de l’Histoire en donnant la pleine mesure du risque amoureux pris par la protagoniste.


Jean Racine, Bérénice. Mise en scène de Célie Pauthe. Théâtre de l’Odéon – Ateliers Berthier. Jusqu’au 10 juin.


Célie Pauthe a créé, en janvier dernier, son spectacle Bérénice au Centre dramatique national Besançon Franche-Comté, qu’elle dirige. Mais elle a amorcé son projet lors de la découverte du court-métrage, Césarée, de Marguerite Duras, quand elle y mettait en scène La Bête dans la jungle suivi de La Maladie de la mort (dont nous avons rendu compte dans La Nouvelle Quinzaine littéraire, n°1124). Dans le programme de l’Odéon, elle écrit : « Duras, en rêvant sur Césarée, se souvient avant tout de la reine des Juifs qui, par amour, quitte son peuple, sa religion, son pays, pour suivre le colonisateur. (…) Cette problématique de la trahison met la question amoureuse à l’endroit le plus haut : Bérénice, en suivant Titus, quitte tout. Et donc, quand elle comprend qu’elle est quittée à son tour, tout cède sous ses pieds » Ainsi elle a décidé d’intercaler, entre les actes, le « film-poème » en noir et blanc, accompagné par la voix de l’auteure et la musique d’Amy Flamer : les longs plans-séquences de Pierre Lhomme sur les statues de Maillol au jardin des Tuileries, les berges de la Seine, les hiéroglyphes de l’Obélisque, « la reine de pierre enfermée dans un échafaudage ». Par ce choix, elle met en lumière le contexte historique, souvent occulté, de la relation amoureuse entre Titus et Bérénice.

« Dans l’Orient désert quel devint mon ennui ! Je demeurai longtemps errant dans Césarée,/ Lieux charmants où mon cœur vous avait adorée. » Qui connaît la pièce de Racine n’a pas oublié ces fameux vers, mais se rappelle peut-être moins les précédents : « Enfin, après un siège aussi cruel que lent,/ Il dompta les mutins, reste pâle et sanglant/ Des flammes, de la faim, des fureurs intestines,/ Et laissa leurs remparts cachés sous leurs ruines. » Antiochus, roi de Comagène, évoque ainsi la prise de Jérusalem par Titus, en 70 de notre ère, et la destruction du second temple, auxquelles il a lui-même participé. Ces évènements sont relatés par leur témoin direct, l’historien Flavius Josèphe, dans La Guerre des Juifs, que lisait Racine. Mais la politique se semblerait vraiment compter pour le trio, les deux amants et l’amoureux malheureux, que par l’obstacle des lois romaines au mariage du nouvel empereur avec une étrangère, une reine et « reine de Palestine ».

Jean Racine, Bérénice. Mise en scène de Célie Pauthe. Théâtre de l'Odéon

© Élisabeth Carecchio

« Le sol./ Il est blanc./ De la poussière de marbre/ mêlée au sable de la mer. » Le début du texte dit par Marguerite Duras a inspiré la scénographie de Guillaume Delaveau. Un salon contemporain, fermé par un grand voilage blanc, écran pour la projection du film, est envahi par du sable répandu sur tout le plateau, jusqu’à venir lécher un canapé et sa petite table d’angle. « Comme si cet Orient maritime, ce lieu de leur rencontre, était encore sous leurs pas à tous », commente Célie Pauthe. La judéité de la reine est rappelée par quelques vers dits, dans le pire désarroi, en hébreu, traduits par le poète Nir Ratzkovsky, par le bris d’un verre, rite porte-bonheur dans les mariages juifs.

Ce geste, difficilement interprétable par l’ensemble du public, pourrait aussi apparaître comme la gaminerie d’une toute jeune femme, sûre de son union, le jour même, avec l’homme qu’elle aime. À son entrée, vêtue d’une longue tunique, bras et pieds nus dans des sandales dorées, Mélodie Richard semble d’une grande juvénilité, presque espiègle dans ses relations avec Phénice, nourrice autant que confidente jouée par Mahshad Mokhberi. A l’acte V, les cheveux attachés, la tunique couverte d’un strict manteau de voyage, comme métamorphosée, elle accomplit le même mouvement de séparation, accompagné d’un baiser sur le front, vers Titus et vers Antiochus, qu’elle tient ensuite par la main. « Adieu : servons tous trois d’exemple à l’univers/ De l’amour la plus tendre et la plus malheureuse/ Dont il puisse garder l’histoire douloureuse. » Célie Pauthe voit dans ces derniers mots comme une « tentative de réparation du monde (…) avec un très vieux rêve, celui de l’union des contraires » qu’elle souligne : « Cette femme qui a quitté sa terre, sa religion, son histoire, pour suivre le bourreau de son peuple, est celle qui va inventer une issue universelle (…) bien au-delà d’une forme de sacrifice ou de consentement à sa propre disparition. » En cela elle semble alors s’écarter de Marguerite Duras qui imagine Bérénice, pendant la traversée du retour, « foudroyée par l’intolérable douleur de l’avoir quitté, lui, le criminel du temple ». Mais jusque-là elle a puisé dans Césarée l’insistance sur le passé commun du trio, sur le statut de Bérénice dans la pièce, souvent réduite à l’histoire d’un amour impossible, par l’identification du spectateur.

Mélodie Richard, déjà présente dans La Maladie de la mort, parvient à incarner magnifiquement tous les affects du personnage, de l’abandon physique dans la passion amoureuse au désespoir solitaire, de la distance altière de la reine, couronne sur la tête, à l’élan d’une dernière étreinte, la couronne encore en main. Elle est confrontée à deux partenaires enfermés dans d’autres registres : dignité douloureuse de l’amoureux malheureux pour Mounir Margoum qui joue Antiochus, sorte de prosaïsme quotidien, peut-être destiné à souligner la lâcheté de Titus, pour Clément Bresson. Tous respectent l’alexandrin, même s’ils ne font pas entendre également la poésie racinienne. Une seule infraction à la règle : l’ultime « Hélas ! » d’Antiochus est séparé du reste du vers, « Pour la dernière fois, adieu, Seigneur », par un extrait du film. Célie Pauthe a choisi de terminer son spectacle par la belle image de la statue enfermée dans un échafaudage, teintée de bleu, seule couleur présente dans le texte de Duras : « Bleue des colonnes de marbre bleu jetées là devant le port », « Il ne reste que l’histoire/ Le tout./ Rien que cette rocaille de marbre sous les pas/ Cette poussière. /Et le bleu des colonnes noyées. » Elle achève ainsi de donner pleinement sa place à Césarée.

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