Les revues ouvrent un espace de réflexion politique, offrent des possibles d’engagement. On y est lucide, en colère. Ainsi, la remarquable revue XXI propose une série de dossiers passionnants qui s’inscrivent dans la longue durée, La Revue du crieur poursuit son travail original pour promouvoir une réflexion de gauche dans le monde d’aujourd’hui, alors que Les Hommes sans Épaules nous rappelle l’histoire douloureuse des exilés chiliens tout en brossant un magnifique panorama de la poésie de ce bout du continent américain.
La Revue du crieur, n° 9
En moins de trois ans, La Revue du crieur est devenue un point de rencontre de (plutôt jeunes) journalistes et chercheurs. Leur ambition ? Divulguer dans une langue claire les questions culturelles et politiques les plus hétérogènes dans une perspective de gauche. À ce souci de globalité répond une optique internationale, particulièrement sensible dans cette neuvième livraison.
Ainsi, un reportage éclairant d’Agathe Duparc nous fait traverser le champ artistique russe contemporain, instrumentalisé par Vladimir Poutine et menacé par les tenants d’une civilisation slave vierge de toute « corruption » occidentale. Sous un autre angle, Stéphanie Tawa Lama-Rewal retrace les ambiguïtés des chercheurs indiens partisans de l’histoire globale. « Provincialiser l’Europe », oui, mais au risque d’un repli qui, à force de récit national, pourrait finalement « provincialiser l’Inde ». Un tel raidissement n’est pas étranger à la Turquie selon Emre Öngün. Son passionnant examen des filiations intellectuelles du président Erdoğan dépeint ce dernier sous les traits d’un amateur de poésie, structuré par un conservatisme turc séculaire, où le libéralisme économique le plus dur côtoie un retour à l’ordre moral. Comme souvent dans le Crieur, les enjeux culturels ne se distinguent pas des luttes politiques : Laura Guien en donne la preuve dans ses lectures des romans espagnols des dix dernières années, révélateurs de ces insistants « démons du franquisme » et du refus de la droite ibérique de débattre de la guerre civile. Dans une perspective semblable mais moins désespérante, le reportage d’Isabelle Mayaults sur Wu Ming fait découvrir un collectif bolonais entrelaçant luttes politiques locales et littérature épique. Comparés à la gravité de ces enjeux, le « Portrait de Joann Sfar en polémiste » ou « Les adieux à la gauche de Jean-Luc Mélenchon » pourront soit distraire, soit paraître dérisoires.
Plus rare dans une revue de ce type, l’interrogation « Qui pense la guerre ? » du doctorant Alexandre Jubelin dévoile les débuts français des « war studies », discipline prise entre suspicion des universitaires, manque de moyens financiers et risque d’instrumentalisation par le ministère des Armées. Tout aussi peu fréquent, le propos de Maël Le Garrec se montre à la recherche d’une solution politique pour la psychanalyse, confrontée selon lui à deux impasses : « le silence d’une voix éteinte ou, a contrario, la défense acharnée d’un âge d’or perdu ».
L’éclectisme du Crieur fait sa force et comble une lacune. Pourtant, même si l’ensemble des articles forme réseau, l’agenda défendu apparaît pour l’instant trop indistinct pour que cette revue assume, à l’image de Jacobin aux États-Unis, un rôle moteur dans le débat d’idées (sans parler de la sempiternelle « reconstruction de la gauche »…). U. B.
La Revue du crieur est une coédition La Découverte-Mediapart. Son n° 9 est disponible en librairie ou sur abonnement.
XXI, n° 43
La revue XXI, qui fait désormais partie de la bibliothèque de tout honnête homme, offre une dizaine d’aperçus, en réalité de substantiels dossiers conformes aux curiosités trop faiblement répercutées du moment, juste de-ci de-là, le temps d’une émission de radio. Le passé, le monde en danger, font sentir notre fragilité au fil d’une longue durée. Ainsi, au plus près de Mari, dans la banlieue de Damas, la Ghouta tragiquement dévastée ou à travers le bouleversement des connaissances et les découvertes sur les premières traces de l’homme en Afrique. On se passionnera pour les hypothèses et les recherches obstinées du professeur Brunet qui démontre qu’elles sont plus anciennes et situées plus à l’ouest du continent, jusqu’à doubler l’âge de Lucie, la plus célèbre australopithèque du monde. Ramené à l’échelle française, le temps long, c’est aussi Steven Kaplan parlant du pain, de son itinéraire, de sa thèse bien connue, lui, le plus Français des Américains, venu de Brooklyn et de Princeton qui a passé un CAP de boulanger pour vraiment savoir ce qu’il en est.
Sous l’intitulé « Seuls contre tous », XXI parle de l’île de Sein, balayée par des vents, des courants marins autant que par des contradictions dans sa revendication d’accéder à l’autonomie énergétique par une électricité renouvelable alors qu’EDF n’en a cure. Autres résistances, celles des fauteurs du procès de l’amiante et non de ceux qui ont mené à cette mortelle et gigantesque gabegie, de la fac de Jussieu à Dunkerque ou, encore, absolument seul et désespéré, le jeune éleveur – 36 ans, une centaine de bovins entre Charolles et Mâcon –, tué par des gendarmes. Il ne pouvait, ne savait plus faire face à ses obligations, aux contraintes administratives et à la chute des cours. Le désespoir, le poids du monde est là, d’autant, peut-on ajouter, qu’il y a au moins un agriculteur qui se suicide à bas bruit chaque jour en France.
Par ailleurs, le tragique du siècle adopte de nombreuses autres formes que questionne ce numéro. On pourra lire des textes sur l’université américaine, libérale mais emmurée à Kaboul, l’accaparement privé des ressources en Patagonie, le phénomène des nounous latino-américaines qui triment à Madrid dans des familles bourgeoises, l’explosion des prescriptions de Fentanyl, nouvelle drogue légale…
La BD finale raconte d’autres souffrances. On y découvre des histoires de flics en burn-out, pas seulement du fait du surcroît des astreintes pour raison d’état d’urgence mais parce que la nature de leur tâche, comme partout dans la fonction publique, est bafouée, que le principe du chiffre (d’arrestations, etc.) contrevient à leur mission. On comprend qu’on craque, quel que soit le secteur envisagé.
Ainsi va notre monde, traversé de ces réalités, soudé par des prises de conscience, écrasé par ces pratiques que XXI sait si bien nous montrer, en accumulant par touches des documents irrécusables. Bravo encore ! Ma. B
XXI, L’information grand format n° 41 s’intitule « Seuls contre tous ». Pour plus d’informations, suivez ce lien.
Les Hommes sans Épaules, n° 45
Ceux, encore trop nombreux, qui ne connaîtraient pas Les Hommes sans Épaules, une revue poétique qui a démarré dans les années 1950 à Avignon et redémarré en 1991 en restant sous l’égide de Rosny aîné (auteur du Félin géant), peuvent et doivent commencer par le numéro en cours qui offre un aperçu substantiel de la poésie contemporaine chilienne et la contextualise, ce qui reste indispensable. L’article de fond de Christian Dauphin, par ailleurs directeur de la publication, tient sa ligne qui cherche l’homme derrière la poésie, l’étincelle derrière la forme.
Sa contribution, intitulée « L’Heure des brasiers » (comme le film de Solanas en 1968), comporte un important dossier sur les exilés de 1973. Avec le groupe des Quilapayun, alors en tournée en France et considérés comme des ambassadeurs d’Allende, ils se retrouvèrent dans le même immeuble de Colombes et cette condensation géographique, leur impact culturel adossé au support des maisons de la culture en France, ont modifié notre rapport à l’hispanité d’autant que les dictatures du Cône Sud ne cessaient d’accroître le nombre d’exilés. Plus de 10 à 15 000 personnes, qui, pour presque un tiers, sont reparties lorsque la démocratie revint. Ces figures de l’adaptation et de la mélancolie ne sont pas homogènes, même en cas de malheur commun. Le dossier de poésie contemporaine permet de suivre toutes les positions humaines, mais aussi la difficulté de la situation de dés-exilés de ceux qui ont choisi le retour. Les jeunes embarqués dans une identité duelle n’ont pas davantage vécu sur un lit de roses.
On peut être désarçonné quand de la poésie n’est pas éditée en bilingue mais la variété de tons et de couleurs, de rythmes et de registres, donne une présence et une actualité qui sortent tous ces auteurs transatlantiques d’un trop lointain Pacifique. Le Chili tout entier est bien « ce pays qui a des poètes comme la mer a des vagues », une formule qui désigne l’île de Pâques dont l’article liminaire rappelle comment disparurent sans faire de bruit, dans la déréliction totale de l’infériorisation, les derniers qui en savaient le sens.
On pourra y lire aussi un peu de Gabriela Mistral et de Pablo Neruda, de Huidobro comme de poètes contemporains tels Waldo Rojas et Rocío Durán-Barba, y découvrir bien d’autres noms trop méconnus. Bref, le volume qui comporte aussi ses rubriques habituelles, des inédits de jeunes poètes, des notes de lecture, fera référence. Ma. B