Philip Roth est mort. La phrase sonne irréelle. Et pourtant, il nous a bien préparés, lui qui a situé autant de scènes dans des cimetières. Qui prononcera le kaddish pour ce célibataire invétéré ?
Chacun a plusieurs pères, blessure éventuelle pour le premier. Heureusement pour le mien, il avait déjà disparu avant mon « adoption » de Philip Roth.
Et maintenant lui aussi est parti. Je n’irai pas à son enterrement.
Cette expérience-là, je l’ai faite en 1991, à Milwaukee. Mon père biologique – mon auteur – avait soixante-dix ans, et est mort dans son sommeil, en Californie, d’un arrêt cardiaque : California Dreamin’.
À ses obsèques, sonné par l’amplitude de ma perte, je ne ressentais rien : aucune tristesse, aucune émotion. Je n’ai pas fait d’eulogie, je n’ai rien écrit, laissant la place au rabbin et son discours quelconque. Dans la tradition juive – ou, en tout cas, selon l’idée que je m’en suis faite – un fils ne s’exprime pas pendant cette cérémonie. Question de pudeur. Que peut-on dire de son précurseur, l’acte de paternité étant si banal ? Remercier le défunt de s’être bien acquitté de sa responsabilité paternelle ?
De quelle charge s’agit-il ? Roth n’a cessé de poser la question, à partir du livre qui lui a valu le National Book Award en 1959, à l’âge de vingt-six ans, Goodbye Columbus. Ce sextuor, cette fugue sur la paternité, n’est qu’une mise à nu d’une absence. Le Juif américain, coupé de son héritage et de sa véritable langue – le yiddish – peut-il encore engendrer, « paterner», être paterne ?
Dans la première nouvelle du recueil, Roth considère ce thème sous l’angle de son plus petit dénominateur commun : la reproduction sexuelle. Neil Klugman veut que sa fiancée porte un diaphragme, ce qui finira par détruire le couple. Neil souhaite copuler librement, sans obligation de fonder une famille juive. Il se voit comme artiste, vocation incompatible avec le mode de vie bourgeois, voué à la procréation. Dans la deuxième partie du sextuor, « La conversion des Juifs, » un élève du Talmud Torah menace de se jeter du toit de la synagogue si les Juifs rassemblés en bas ne prêtent pas serment à Jésus Christ. Ensuite, « Défenseur de la foi » met en scène le sergent Nathan Marx, chef d’une compagnie de soldats, dont plusieurs Juifs qui exigent un traitement de faveur de la part de leur coreligionnaire. Puis, dans « Epstein », un père de famille, faussement accusé d’avoir rattrapé une MST (indice d’une relation adultère), subit une crise cardiaque, après avoir été rejeté par sa fille et son neveu. Il explique à ce dernier que le rôle paternel implique un renoncement : « Tu es une enfant, tu ne comprends pas. Quand on commence à t’enlever des choses, tu tends la main, tu saisis… peut-être même comme un porc, mais tu saisis. Et que ce soit bien ou mal, qui sait ! Avec des larmes dans les yeux, comment voir la différence ! » Enfin, dans « Eli le fanatique, » le héros rate la naissance de son premier enfant, parce que trop occupé à vivre une sorte de régression identitaire, révélée à travers un échange de vêtements avec un survivant de la Shoah.
Les partitions de Goodbye Columbus forment ainsi un hymne dissonant à la paternité, exprimé dans le titre. À qui, ou à quoi, dit-on « goodbye ? » Columbus désigne-t-il la capitale de l’État d’Ohio, ou le navigateur génois ? Et si c’est Christophe Colomb, en quoi résume-t-il la figure du père ? Son voyage vers le Nouveau Monde, marque-t-il un début ou une fin ? Lui aussi a-t-il « trahi », comme les héros du recueil – Neil, le garçon du Talmud Torah, Marx, Epstein et Eli –, son devoir envers sa communauté ?
Philip Roth était découvreur, découvrant les corps de ses personnages. En quête de volupté, il voyageait vers des rives inconnues, semblables à celles rêvées par Klugman : « Sur la plage, il y avait de splendides négresses nues et immobiles ; mais, soudain, nous nous mîmes à bouger, notre bateau sortit du port, et les négresses descendirent lentement sur la grève et nous jetèrent des guirlandes en disant : « Goodbye, Columbus… goodbye, Columbus… goodbye… » »
L’île du rêve remplace le continent américain, sinon la dynamique reste la même : on a affaire à une jolie terre accueillante dont la noirceur profonde nous dépasse. Porte-noir – surnom du héros du roman le plus célèbre de l’auteur – échouera, comme tant d’autres, dans sa tentative de pénétrer l’énigme sombre de ce pays, qu’il confond avec les beaux traits pâles des shikses (les femmes non-juives).
Quel mystère se cache derrière leurs cheveux si lisses et si blonds ? Sont-elles des « sphinx sans secret » pour reprendre la formule de Truman Capote à propos d’Andy Warhol ? Quelle est l’essence de l’Amérique de Philip Roth ?
En 1961, il a proclamé que l’écrivain américain avait du mal à rendre « crédible » la réalité des États-Unis, tellement « la surabondance de la matière défie les pauvres ressources de son imagination » et que « la lecture de nos journaux quotidiens nous remplit donc de stupeur (est-ce possible ? est-ce bien vrai ?), mais aussi d’un dégoût accablé. » Et cela, bien avant Trump, dont la chevelure et l’insipidité étaient inimaginables. Roth avait-il compris qu’un pays sans filiation finirait par se prosterner devant un bouffon ? Que son patrimoine se calculera uniquement en termes de ses comptes bancaires ? Christophe Colomb fait-il figure du dernier représentant d’un monde régi par l’esprit ?
Célibataire dans la vraie vie – entouré au chevet de son lit de mort par une poignée d’ex-maîtresses – Roth célébrait des hommes puissants qui récusaient la paternité. Sans progéniture propre, il était alors parfaitement adapté au rôle du père par procuration. Jusqu’à ce qu’il ne meure, comme mon vrai papa, de troubles cardiaques. Croyait-il que le Nouveau Monde n’était pas une terre propice à l’implantation des racines ? Né à une époque où la tradition comptait et on n’engendrait pas dans la légèreté, son renoncement avait du sens.
C’est en cela que sa mort résonne aujourd’hui : on assiste à la disparition d’un Juif dont le judaïsme consistait en le deuil de sa judéité. Il était le dernier vestige d’une époque révolue : après, on ne s’en souviendra plus.
Goodbye Columbus, goodbye Roth.