Giorgio Agamben n’est pas un auteur rare mais il est un des rares auteurs à oser encore publier un livre dans lequel chaque page contient au moins une phrase en latin – non traduite, cela va de soi. Et l’on ne saurait y voir simple affectation puisque l’objet de son livre est précisément de retracer la généalogie des notions ayant trait à l’action et de montrer que leur origine est latine : notre idée de la morale s’est formée dans le vocabulaire du droit romain. Ce qui ne signifie pas qu’elle s’y résorberait.
Giorgio Agamben, Karman. Court traité sur l’action, la faute et le geste. Trad. de l’italien par Joël Gayraud. Seuil, coll. « L’ordre philosophique », 142 p., 16 €
Le problème est récurrent, qui consiste à déterminer la mesure dans laquelle la pensée est modelée par les mots au moyen desquels elle se formule. On peut tout aussi bien juger qu’un certain usage des mots a fini par susciter une forme de pensée ou que celle-ci a plié les mots à ce qu’elle avait à dire. Si, par son objet, ce livre d’Agamben peut être comparé avec la Généalogie de la morale de Nietzsche, il en diffère par la démarche adoptée. Malgré ce qu’on aurait pu croire, Nietzsche n’est pas celui des deux qui s’attache le plus aux mots ; « l’origine des sentiments moraux » lui importe davantage que les mots dans lesquels ils ont été formulés. Ce n’est pas cependant qu’Agamben s’en tiendrait à déduire la pensée de sa formulation. Il s’attache au contraire à montrer comment les fondateurs du christianisme ont modifié l’usage des mots pour leur faire dire ce à quoi ils tenaient par-dessus tout, en l’occurrence dégager un concept de la volonté indispensable à leur thématique du péché. Son livre s’inscrit dans cet entre-deux.
Le lecteur francophone n’est pas surpris que le latin causa ait une origine juridique. Il sait bien que les avocats continuent à « plaider des causes », qu’un accusé est un « mis en cause ». Si Agamben avait écrit ce livre en français, il aurait peut-être rappelé que le mot chose a la même origine, modifiée par déformation populaire. Il aurait pu ajouter – en réponse à la question de Heidegger ? – que la chose est ce qui est en cause, voire « ce dont on cause ». Néanmoins, le latin suffit puisque, dans cette langue, la chose (res) est « ce dont il s’agit » dans le procès : res de qua agitur, dit le juriste romain. On voit ainsi arriver le verbe agere, l’ancêtre de notre agir – et nous disons encore « agir en justice », la question étant de savoir si l’on peut agir en un tout autre sens.
L’enquête se poursuit avec des mots comme « faute » ou « crime », dont la coloration juridique est obvie, sans forcément qu’on en ait bien mesuré les conséquences. Contre l’évidence première que la faute et le crime appellent la sanction, il y a en effet lieu de se demander si ce n’est pas la sanction qui est première. Chacun perçoit bien qu’un interdit qui n’est pas sanctionné peut être violé tranquillement et n’est donc en rien un interdit. Mais on y voit une exigence pratique pour le législateur, qui doit toujours prévoir une sanction sous peine que soit vaine la proclamation que telle action est interdite. À y regarder de plus près, il appert que cette exigence juridique est aussi d’ordre logique : est faute ce qui est punissable. La nuance n’avait pas beaucoup d’importance pour les Anciens, elle en prend une considérable avec le christianisme et sa notion de péché.
Agamben ne s’en tient pas au latin et à un peu de grec, il ne résiste pas au plaisir d’accorder foi à « l’essai de paléontologie linguistique » qu’est le « chef-d’œuvre d’Adolphe Pictet » publié au milieu du XIXe siècle : Les origines indo-européennes. Même s’il reconnaît que Benveniste a émis des doutes sur la validité scientifique de cet ouvrage et qu’Ernout et Meillet ne font pas leur l’étymologie de Pictet, Agamben est séduit par le rapprochement du latin crimen et du « sanscrit karman, ‟œuvre” en général, bonne ou mauvaise ». Après tout, l’intéressant en l’affaire est moins l’étymologie que la proximité de deux thématiques, et le fait est que « karman, qui signifie littéralement ‟action”, implique une relation essentielle entre les actes et leurs conséquences », ce qui nous rapproche bien du latin crimen et fournit ainsi un titre propre à susciter la curiosité.
On peut déceler une « inconsciente ironie » dans le fait que « pour désigner la réalité la plus funeste et grosse d’angoisse de notre culture – le péché – on ait choisi des termes anodins ». Le fait est d’autant plus remarquable que ce n’est pas seulement le verbe latin peccare qui signifie originairement « faire un faux pas » et, de là, « manquer la cible ». C’est aussi le cas de la racine verbale hébraïque *ht’ et du verbe grec hamartanein utilisé dans la Septante et dans le Nouveau Testament. Il en va de même des latins scelus (crime) et sceleratus (criminel), qui renvoient au sanscrit skhalati, « il fait un faux pas ». Autant dire que la notion de péché fut d’abord exprimée dans un vocabulaire plus adéquat à la pensée antique selon laquelle, comme dit Socrate, « nul n’est méchant volontairement ». Il a donc fallu un coup de force considérable pour imposer la thématique du péché constitutive du christianisme. Nul besoin d’être nietzschéen pour penser que la conception antique de la faute comme faux pas ou manière de rater sa cible était plus saine que la culture du péché. Telle n’est pas la position d’Agamben, qui voit dans le christianisme un progrès pour la pensée, notamment parce que son insistance sur le péché a conduit à concevoir les notions de libre arbitre et de volonté. On pourrait dire que, de la formule socratique, il retient le « volontairement » pour en faire l’objet à penser : sans volonté de pécher, point de péché.
On entre ainsi dans des débats théologiques de première importance, à la fois par l’impossibilité de conclure de façon satisfaisante et par les conséquences théoriques qu’ils ont entraînées. S’il n’y a de faute que par transgression d’un interdit, peut-on en conclure que le péché suppose l’existence d’une loi ? Paul n’hésite pas à tirer cette conclusion. Il écrit en effet, dans l’Épître aux Romains, que « la loi est péché », étant entendu que la loi, c’est la Torah. Celle-ci « est venue pour que la faute abonde » et le Messie est venu pour que le chrétien « meure à la loi » et soit libéré du commandement qui « favorisait en lui les passions du péché ». On voit là que l’antisémitisme chrétien n’est pas un phénomène anecdotique et contingent. Agamben préfère voir dans la « virulence » paulinienne une insistance sur un trait général qui serait « la solidarité secrète qui unit la loi et la faute », laquelle n’aurait guère été marquée auparavant. Ce qui l’intéresse est plutôt l’émergence du concept moderne de volonté.
Sans celui-ci, en effet, on voit mal comment penser la possibilité d’un péché. Il faut bien que le pécheur ne se soit pas contenté de rater la cible, mais qu’il ait eu l’intention de mal faire. Comme, d’un autre côté, il n’est pas possible à l’homme de ne pas pécher, les théologiens chrétiens se sont trouvés devant une difficulté théorique insurmontable. Il était impossible de la surmonter totalement mais, en consacrant autant d’efforts intellectuels à cette entreprise, ils ont élaboré certains des concepts majeurs qui nous importent, ceux de volonté et de libre arbitre.
Cela concernait déjà Dieu lui-même : a-t-il créé le monde par un effet de sa libre volonté ou contraint par quelque exigence logique ? Aucune des deux hypothèses n’est tout à fait satisfaisante. Pour ceux qui étaient formés à la philosophie antique, la notion de création n’était pas scandaleuse – Platon raconte dans le Timée comment le Créateur a procédé – mais celle-ci leur paraissait un effet de la nécessité. Quand ils demandent aux chrétiens pourquoi Dieu a créé le Ciel et la Terre, Augustin se contente de répondre « parce qu’il l’a voulu », ce qui est plutôt expéditif. Et le fait que telle ait été la volonté de Dieu n’est pas très rassurant si l’on admet aussi, conformément au Credo voté à Nicée, que Dieu est tout-puissant. Il peut donc aussi vouloir le mal, l’irrationnel, voire le ridicule. Le texte de la Genèse est d’ailleurs troublant puisqu’il annonce que, devant certaines de ses créations, « Dieu vit que cela était bon » comme si cela n’allait pas de soi, mais que d’autres lui parurent ratées puisqu’il lui fallut s’y reprendre à deux fois et noyer la quasi-totalité des êtres vivants. Et comment admettre que, malgré sa toute-puissance, il ne soit pas parvenu à créer des hommes bons ?
Parler d’une volonté suppose qu’un choix est possible, qui ne soit pas dicté par l’évidence ou la raison, comme le pensaient les Anciens. L’existence d’un tel choix suppose que l’on tire au clair la notion de finalité : dans quel but fait-on tel choix plutôt que tel autre ? Ce but est-il distinct de l’action réalisée ? Dans certains cas, oui, comme dans les exemples aristotéliciens de l’architecte ou du tisserand. Mais la maison faite par l’architecte et le tissu réalisé par le tisserand ne sont pas des actions (praxis), ce sont des créations (poièsis). Quel peut être le but d’une action ? Doit-il être distingué de celle-ci ? Le danseur est bien un artiste mais il ne fait pas une œuvre distincte de lui, il effectue un geste, ce qui n’est ni tout à fait une action ni exactement une création. Un entre-deux.
Et revoici la question de la finalité : est-elle interne ou externe ? Si la Création n’est ni interne comme une action, ni externe à Dieu puisque ce serait assigner une limite à son être, reste cette possibilité théorique : qu’elle soit pour le Créateur sa danseuse. Agamben se garde bien d’une telle irrévérence !