Il était temps de retraduire 1984. Si la traduction de Josée Kamoun donne enfin au livre une allure de roman, elle ne rend toujours pas compte entièrement de sa puissance de pensée. Elle l’obscurcit même parfois.
George Orwell, 1984. Trad. de l’anglais par Josée Kamoun, Gallimard, 384 p., 21 €
La nouvelle traduction de 1984 est un événement : le monde littéraire français reconnaît enfin ce livre comme un authentique roman, une qualité qui lui avait été jusqu’ici régulièrement déniée (notamment par Kundera dans Les Testaments trahis). La traduction de 1950 par Amélie Audiberti (réimprimée à l’identique depuis 68 ans jusque dans ses erreurs les plus grossières et les plus faciles à corriger : chiffres faux, répliques manquantes, contresens patents) porte la marque de ce déni : elle est le plus souvent honnête, parfois judicieuse et inventive, mais elle reste globalement terne, monocorde, corsetée, souvent embarrassée.
Rompue à Kerouac, Philip Roth et quelques autres, Josée Kamoun fait exploser la gangue : tout le livre passe au présent, les phrases gagnent un rythme, les personnages prennent vie et voix, les corps et les décors sont là. Les dialogues notamment trouvent tout leur relief. Julia parle comme une jeune femme décomplexée d’aujourd’hui et ses conversations politico-amoureuses avec Winston sur la vie qu’ils ont, et celle qu’ils n’auront pas, deviennent des moments forts. La trouble zone d’échange par-delà la torture entre le commissaire politique et l’intellectuel dissident est rendue crédible. Les rêves-souvenirs de Winston touchant à sa mère, qui sont un leitmotiv du roman, prennent une force poétique qui les rend réellement émouvants.
Mais quand Josée Kamoun entreprend de retraduire les concepts-clés du livre – ceux qui sont entrés dans la langue commune, et que des millions de lecteurs se sont appropriés –, il lui arrive de passer à côté et d’obscurcir lourdement la pensée du roman.
L’échec est flagrant avec la « Police de la pensée » (Thought Police) devenu la « Mentopolice » pour des raisons purement esthétiques : « “Thought Police” est une expression très compacte, déclare la traductrice ; “Police de la pensée” était trop souple ». Soit. Mais que vient faire ici le mental ? (Sous réserve que, chez le lecteur qui découvrirait 1984 dans cette traduction, « mento- » n’appelle pas « mentir » plutôt que « mental », lui faisant interpréter « mentopolice » comme la « police du mensonge » ! La confusion serait totale. Or il n’y a aucune indication pour l’en détourner.) La police en question ne traque pas le mental, encore moins les mentalités ou le psychisme. Elle traque des pensées, celles qui sont non conformes : par exemple, « que l’Océanie n’a pas toujours été en guerre avec l’Eurasie », « que à telle date l’ex-dirigeant Rutherford était à Londres et non à l’étranger », « que deux et deux font quatre ». Ces pensées criminelles sont des crimes-de-pensée (thoughtcrimes). Pas du tout des « mentocrimes » (comme les rebaptise la traduction), des crimes mentaux, psychiques, subjectifs. Ces pensées, au contraire, existent objectivement ; elles sont communicables et partageables ; elles peuvent circuler sous forme d’écrits, de paroles, ou simplement loger dans une tête. Elles ont une vie qui leur est propre. Parfois elles s’imposent à l’esprit, quand on est témoin d’un événement, quand on a une photo dans la main, quand on raisonne. On peut lutter contre elles, tenter de les repousser ; mais souvent elles reviennent malgré soi, jusque dans le sommeil.
Pour échapper à la Police de la Pensée, les membres du Parti doivent contrôler leurs pensées, devenir en quelque sorte les policiers d’eux-mêmes. Ils pratiquent en virtuoses la technique d’auto-manipulation des pensées : doublethink. Ici, Josée Kamoun a judicieusement modifié la traduction reçue : non plus « la doublepensée », mais « le doublepenser » ; c’est en effet une pratique, une activité permanente. Mais avec « mentopolice », elle a perdu le lien entre ce contrôle interne (le doublepenser) et le contrôle externe (la police) alors qu’ils s’appliquent l’un et l’autre aux mêmes pensées. La cohérence du roman en souffre : c’est pour avoir obstinément refusé le double penser que Winston le dissident se retrouve dans les caves de la Police de la pensée, où l’un de ses chefs, O’Brien, le contraindra, par la torture et des arguments philosophiques, à double penser.
La décision de substituer « néoparler » à « novlangue » pour traduire Newspeak n’est guère plus défendable. Le Newspeak n’est pas du tout un parler. D’abord, il s’écrit. Et surtout il n’émane pas de la libre créativité d’une communauté qui ajusterait une langue standard répandue aux formes de vie qui lui sont propres. Fabriqué de toutes pièces par des experts sur ordre du Parti, le Newspeak est la quintessence de la langue de bois. Il est bien une langue, avec un vocabulaire, des règles de grammaire et un dictionnaire. Il est, dit le roman, « la langue officielle de l’Océanie », même si c’est « la seule langue au monde dont le vocabulaire rétrécit chaque année ». Certes, aucune littérature ne pourra voir le jour dans cette langue-là. Mais précisément, c’est le but : détruire méthodiquement la langue naturelle pour en produire une autre, totalement artificielle, afin de « rétrécir le champ de la pensée ». La traduction par « néoparler » passe à côté : elle détourne l’attention de cet enjeu crucial qu’est, pour Orwell, la relation entre langue et pensée. Le novlangue (appelons-le par son nom) est un ersatz de langue. Une pseudo-langue si l’on veut. Mais c’est bien dans cette langue totalitaire que les habitants de l’Océanie vont devoir désormais et parler et penser.
L’écart entre les préoccupations de la traductrice et la pensée du roman apparaît clairement dans une page cruciale : « Avec le sentiment […] d’énoncer un axiome capital, [Winston] écrit : “La liberté, c’est la liberté de dire que deux et deux font quatre. Qu’elle soit accordée, et le reste suivra.” » Mais dans l’original, la dernière phrase est : « If that is granted, all else follows. » Donc pas « elle », mais « cela (that) ». L’erreur est évidente : ce n’est pas la liberté qui doit être accordée, comme le voudrait Josée Kamoun, mais l’axiome – l’axiome qui pose « que la liberté est la liberté de dire que deux et deux font quatre ». La précédente traductrice l’avait compris.
Cette erreur sur un pronom est lourde de conséquences. Dans la nouvelle traduction, on n’a guère plus ici qu’une banalité : confronté à la propagande et aux mensonges du régime, le dissident revendique la liberté de dire ce qui est vrai ; par là, il affirme un droit, et ajoute que, si celui-ci est reconnu, quelque chose comme une révolution s’ensuivra. Mais ce qu’Orwell a écrit (et fait écrire à Winston) est quelque chose de très différent, plus original, plus fort, et bien plus dérangeant : il définit la liberté par l’accès à la vérité ; si la vérité disparaît, la liberté meurt.
Winston ne revendique rien. Dans le monde de contrôle parfait et de terreur où il vit, cela n’aurait aucun sens. Son dernier espace de liberté, ce sont « quelques centimètres cube au fond de son crâne ». Mais le pouvoir totalitaire veut s’en emparer. Il dispose pour cela d’une arme absolue : détruire tout rapport à la vérité dans l’esprit du dissident. Car tant que celui-ci continue de tenir pour vrais les constats qu’il tire de son expérience et les jugements qu’il tire de sa raison, le pouvoir totalitaire reste impuissant ; aucun pouvoir ne peut changer ce qui est vrai. Pour envahir l’esprit du dissident, il faut qu’il brise son rapport au vrai : qu’il le rende capable de croire que deux et deux peuvent faire cinq, trois, ou soixante-dix-neuf. 1984 est l’histoire de ce combat. Mais ce lien essentiel entre vérité et liberté, combien de philosophes aujourd’hui sont-ils prêts à le reconnaître et surtout à en tirer les conséquences ?
Ces failles de la nouvelle traduction sont un symptôme de l’état de la réception d’Orwell en France : il n’y est toujours pas reconnu comme un penseur de premier plan. Depuis des décennies, les meilleurs philosophes anglophones débattent de ses idées : Martha Nussbaum, Judith Sklar, James Conant, Richard Rorty, Michael Walzer, etc. En France, un jugement asséné par Marcel Gauchet résume la situation : « 1984 est un livre admirable pour frapper les imaginations, mais une piètre contribution à l’intelligence du phénomène qu’il dénonce » [1]. Après 68 ans de mépris, 1984 vient d’être reconnu chez nous comme un vrai roman. Quand sera-t-il enfin reconnu comme l’œuvre d’un vrai penseur ?
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Marcel Gauchet, À l’épreuve des totalitarismes, 1914-1974, Gallimard, 2010, p. 522.