Ce recueil d’essais ambitieux ouvre une porte d’entrée dans la pensée d’Olivier Quintyn, qui cherche à refonder une philosophie de l’art incluant des traditions trop souvent cloisonnées dans les théories contemporaines : pragmatisme issu de Dewey et James, différentes traditions marxistes et critiques, critique du postmodernisme de Lyotard, etc. Implémentations/Implantations invite aussi son lecteur à pénétrer un monde éditorial et intellectuel plus large dont les éditions Questions Théoriques sont le refuge et le dynamisme.
Olivier Quintyn, Implémentations/Implantations : pragmatisme et théorie critique. Essais sur l’art et la philosophie de l’art. Questions Théoriques, coll. « Ruby Theory », 320 p., 18 €
Allier l’obscur d’un titre à l’explicite d’un sous-titre est un art parmi d’autres des philosophes contemporains. Le livre refermé, toutefois, l’obscurité revêt de temps à autre une clarté nouvelle tandis que l’explicite s’embrume. C’est le cas pour cette collection d’articles et d’essais d’Olivier Quintyn, où le sous-titre laisse après lecture sceptique : autant le pragmatisme (Dewey, James, Shusterman, Rorty, Cometti) habite indéniablement l’ouvrage, autant la théorie critique occupe une place moins évidente. Évidant cette tradition critique de ses éternelles métonymies (Adorno, Horkheimer, Lukács, Benjamin, cela dit diffusément présents dans le livre), elle la recentre en réalité sur une tradition plus immédiatement marxiste, incluant certes l’école de Francfort, mais dialoguant surtout avec l’auteur du Capital ou certains de ses héritiers contemporains (Fredric Jameson notamment, mais aussi Althusser). Soit une vision de l’histoire de la pensée critique sans iconoclasme mais non consensuelle, qui appelle tout de même une question liminaire : s’effraierait-on à ce point d’inscrire ce gros mot de marxisme sur la couverture d’un livre qui lui fait la part belle, et estime qu’il « permet de puissamment politiser les textes et les pratiques interprétatives de façon située, en produisant un pouvoir de reconception sociale par l’histoire et dans l’histoire » ? Bref, entre contraintes éditoriales du temps et vrais choix philosophiques, on aura saisi les pudeurs théoriques que masquent parfois les appels à la théorie critique.
Le constat est secondaire, mais c’est d’autant plus dommage qu’Olivier Quintyn assume pleinement dans le cours du texte les ancrages de sa pensée, soumettant le pragmatisme de Marx et de certains de ses successeurs à une réévaluation – une actualisation plutôt – dont la rigueur le dispute à la force de conviction. La succession désinvolte et féconde des textes fait ainsi apparaître des fils rouges que l’agencement du livre permet d’appréhender dans leurs nuances et contradictions : ainsi de la question de l’histoire, où les évaluations croisées entre les différentes écoles de pensée étudiées par l’auteur sont parmi les plus percutantes. Le concept de posthistoire d’Arthur Danto, conçu dans sa parentèle hégélienne et postmoderne (Lyotard), est ainsi mis au service d’une pensée du contemporain artistique où s’enclencheraient à nouveau les potentialités du pragmatisme : « dans sa période posthistorique […] l’art [pourrait] se reconnecter aux besoins et aux activités humaines, en somme à la praxis. Pour le pragmatiste, ce serait le début d’une autre histoire ». La critique du postmodernisme et de Danto convainc particulièrement dans son désir d’en sauvegarder les possibles heuristiques autant que d’en constater l’importance dans une actualité qui commence à durer. Les implémentations et implantations auxquelles s’intéresse Olivier Quintyn sont alors, du point de vue de l’histoire, celles des greffes et boutures de théories qui dialoguent rarement : délesté du « cynisme » ou des « impasses » du postmodernisme, le pragmatisme permet un retour historique à une « écologie des pratiques artistiques » dans lesquelles le marxisme peut redevenir un instrument critique, ou plutôt « une option opportuniste » préservant la dimension critique ou subversive de la lecture.
Cette ambition de synthèse opératoire entre les différentes traditions suit de nombreux sentiers critiques et analytiques et considère d’un œil inédit des rives maintes fois abordées (la sociologie de l’art, notamment) aussi bien que des territoires moins habituels, à la façon de la redéfinition des genres artistiques pour laquelle l’auteur propose un terrain d’analyse excitant, assumant le vague de ces catégories : « sauf à les réduire de façon contre-productive à des concepts formels étroits comme celui de sonnet, les concepts génériques (tragédie, poème, roman, essai) et plus encore les concepts de poétique générale (comme ceux de forme, de style, de figure ou de signification) ne peuvent se penser en dehors d’une logique du vague qui est justement leur vertu, en incluant l’historicité flexible de leur production et de leur appréciation ». L’intelligence de la synthèse proposée est celle d’une lutte sérieuse, c’est-à-dire forte et humble, contre tout conservatisme en art dans un contexte néolibéral qui le fait si aisément fructifier. La pulsion à l’origine de ces textes est bien celle d’un solde de tout compte de débats obsolètes quoique omniprésents, qu’Olivier Quintyn ne se contente pas de critiquer avec justesse mais dont il propose des échappatoires où l’on respire un air moins contraint, plus frais, celui d’un art à faire [1].
Cette réussite du livre a plusieurs ressorts, dont le moindre n’est pas l’étonnante érudition qu’il déploie en toute évidence, sans éviter toutefois un jargon qui rebutera les lecteurs moins versés dans ces champs de réflexion. Embrassant large, étreignant juste, ces essais convainquent particulièrement dans leur versant pragmatiste, philosophie dont Olivier Quintyn est pour l’esthétique l’un des principaux représentants hexagonaux depuis la récente disparition de Jean-Pierre Cometti : l’actualisation de l’œuvre de Dewey ou, dans une moindre mesure, de William James et de Richard Rorty est l’une des forces majeures du livre, et poursuit la pertinence de cette voie depuis les travaux de Richard Shusterman (notamment L’art à l’état vif en français), également cité abondamment dans Implémentations/Implantations. La confrontation avec d’autres horizons théoriques, qu’ils s’extraient de l’école de Francfort ou plus immédiatement du marxisme, fonctionne à plein et trouve notamment son mode opératoire le plus stimulant dans le chapitre consacré au penseur marxiste Fredric Jameson. Malgré des textes laissant le lecteur plus dubitatif (particulièrement celui sur Franck Leibovici), l’ouvrage prouve ainsi à chaque ligne sa pertinence et sa salubrité dans un paysage actuel de plus en plus cloisonné et trop souvent conservateur, que ce soit sur le plan théorique ou dans les pratiques.
L’intérêt du recueil est donc aussi contextuel, et permet d’envisager Implémentations/Implantations comme une porte d’entrée vers les travaux dont Olivier Quintyn est un acteur de premier plan. Travaux collectifs, que symbolisait sa participation à L’art et l’argent dirigé par Nathalie Quintane et Jean-Pierre Cometti, ouvrage cartographiant un groupe soudé par des idées et des activismes, en lutte contre tout solipsisme. Travaux indéniablement engagés, d’ailleurs, puisqu’il s’agit, en bon lecteur de Dewey, d’agir (ou interagir) sur les objets que l’on pense et pratique. Travaux éditoriaux, enfin, puisque Olivier Quintyn est aussi chef de collections aux éditions Questions Théoriques où il préside à la publication des textes de Danto, Rorty, Cometti et consorts, et donne accès au public français à ces œuvres qui peinent, en dépit de leurs remarquables défenseurs depuis au moins les années 1980, à pousser les portes d’un plus large public. C’est implicitement à cela qu’appelle ce beau livre, où comme dans d’autres est pensée sans pudibonderie ni lâcheté cette question du public de l’art, dont Dewey regrettait déjà « l’éclipse » ainsi développée par Olivier Quintyn : « Lorsque les efforts des stratégies publicitaires se conjuguent à la muette acceptation, de la part des artistes et des critiques comme des visiteurs, de la logique foraine de l’attraction, alors il semble difficile de dire que quelque chose comme une mobilisation commune autour d’un désir de conserver, d’imaginer ou simplement de discuter d’un bien commun se produit. » On connaît peu d’auteurs et de travaux se colletant frontalement à ces questions dont chacun, à nos yeux, peut faire l’expérience dans les mondes de l’art tels qu’aujourd’hui ils ne vont, dans l’ensemble, pas bien. On en connaît encore moins qui le font avec tant de nuances et de fécondité. Si le livre n’y suffisait pas, on voudrait alors participer à l’essor de cette mobilisation commune que Quintyn appelle de ses vœux.
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Les recherches formelles, sans être toujours inédites, sont d’ailleurs un marqueur de cette autre ambition de l’auteur, qui cherche à faire converger le concept philosophique avec les pratiques artistiques, à travers, par exemple, l’utilisation du terme de cluster inspiré notamment par l’immense pianiste de jazz récemment disparu Cecil Taylor.