Vengeance populaire, règlement de comptes, femmes tondues, exécutions sommaires, indignité nationale, Haute cour de justice… L’épuration, après la guerre, des collaborateurs du régime de Vichy et des traîtres à la patrie, a laissé de fortes images qui nourrissent périodiquement des polémiques. Elles forment un ensemble de signes, de symptômes, de stéréotypes, le syndrome d’une pathologie mémorielle, disait il y a trente ans Henry Rousso. Or, grâce à une historiographie renouvelée et abondante, particulièrement à l’Institut d’Histoire du temps présent (IHTP), une étude lucide et plus nuancée est désormais disponible. Deux historiens au cœur de ce travail nous offrent aujourd’hui une synthèse remarquable sur cette période, que leur éditeur a eu la bonne idée de rendre immédiatement disponible en collection de poche.
François Rouquet, Fabrice Virgili, Les Françaises, les Français et l’Épuration. De 1940 à nos jours. Éditions Gallimard, coll. « Folio histoire », 820 p., 12 €.
Auteurs chacun de recherches pionnières – François Rouquet sur l’épuration de l’administration française (1993) ; Fabrice Virgili sur les femmes tondues à la Libération (2004) –, ils ont choisi une exposition chronologique, de 1940 à nos jours, tout en gardant à l’esprit qu’il s’agit, selon l’expression de Pierre Laborie, d’un « événement élastique ». Sa mémoire « s’étire d’un siècle à l’autre », toujours vive. Ils passent donc du syndrome à la « mémoire-rhizome » en revenant au Mille Plateaux de Gilles Deleuze et Félix Guattari (1980) : « On pourrait dire que, parallèlement à une mémoire officielle, chronologique et sinusoïdale, soumise aux contingences du présent et aux usages politiques du passé (…) coexisterait une mémoire sociétale, une ‘’mémoire d’en bas’’ dont les manifestations incontrôlées constitueraient autant d’événements surgissant ici ou là, comme un bambou génère des surgeons devenant eux-mêmes racines. » D’où la construction de l’ouvrage en quatorze chapitres qui suivent patiemment les étapes de l’événement et ses « surgeons » à partir de faits dorénavant établis et peu contestés.
La notion même d’épuration vaut d’être interrogée. Les auteurs la placent dans une continuité révolutionnaire : « Chargé de sens depuis la Révolution » le mot « revêt une dimension organique et associe purification collective et rituel païen » des sans-culottes. Il fonde un « imaginaire révolutionnaire de la pureté du corps social ». Or, quand on aborde les zones grises du temps de l’Occupation, il n’est pas si facile de désigner qui est collaborateur. Un milicien, un Pétain, oui. Mais quelqu’un qui a fait du marché noir ou gardé dans son salon un portrait du Maréchal ? L’expérience de ces mois de libération a montré que la notion était moins claire, que chacun pouvait devenir le collabo de l’autre. Laver plus blanc, ne va pas de soi.
On le constate lors des premières tentatives d’épuration dans les colonies françaises. Dès novembre 1940 au Gabon, puis à Madagascar et aux Antilles, en Syrie et au Liban, quand des pans de l’Empire français se rallient, non sans mal, au général de Gaulle, la question des formes et des objectifs de l’épuration est posée. On arrête des responsables militaires et civils, citoyens français ou indigènes, compromis avec l’ennemi. Peu de monde en fin de compte. Ce qui soulève la question de l’objectif. Il s’agit de punir la trahison sans mettre en péril l’Empire. L’épuration est limité à des cas symboliques et « donne le sentiment d’une grande indulgence concernant les cadres coloniaux ». De manière générale, notent Rouquet et Virgili, « les impératifs furent ceux de la puissance coloniale, c’est-à-dire qu’il fallut appliquer une politique ayant pour priorité essentielle le maintien des élites, quand bien même les cadres avaient été du côté de Vichy ; situation paradoxale lorsqu’on sait qu’à l’inverse les populations colonisées avaient généralement aspiré à rejoindre la France libre. » En Algérie, où s’installe en juin 1943 le Comité français de libération nationale dirigé par de Gaulle et Giraud, la situation est un peu différente, des commissions d’épuration sont créées avec un peu plus de dextérité. « L’importance de la population européenne imposait d’y donner le ton et d’y mettre en pratique, à titre d’exemple, les premières mesures d’épuration qui seraient appliquées dans l’Hexagone. » Finalement, de grandes figures de Vichy outre-mer furent déférées devant les tribunaux en 1945-1947, mais on ne toucha pas aux postes subalternes : « Les besoins en cadres coloniaux atténuèrent les volontés épuratrices, tout comme la crainte de jeter le discrédit sur l’ensemble des coloniaux auprès des populations indigènes. »
En 1944, les débarquements en Normandie (juin) et en Provence (juillet) transforment le pays en champ de bataille, et dans chaque ville ou village libéré, la disparition de l’occupant et l’entrée de groupes de résistants, souvent dans la liesse populaire, sont l’occasion d’intenses moments de retrouvailles, mais aussi de manifestation au grand jour de la « volonté épuratrice de chaque ville ». Assiste-on, pour autant, à une « revanche patriotique » et à une guerre civile ? Rouquet et Virgili avancent avec prudence. Au travers de leur présentation minutieuse, du point de vue de l’épuration, des évolutions politiques, sociales, juridiques et militaires, ils constatent principalement les oscillations, de juin 1944 et juillet 1949, entre des formes de châtiment populaires mal contrôlées, et le retour de l’ordre par l’installation de juridictions compétentes. Les deux phénomènes se mêlent et se nourrissent mutuellement.
Les « violences libératrices » sont limitées à deux courtes périodes. D’abord en juin-octobre 1944, avant que ne se mette en place le « châtiment républicain » avec des cours de justice, une législation spécifique (notamment le crime d’« indignité nationale »), une Haute cour de Justice (qui jugera Pétain, Laval et une cinquantaine d’autres responsables), des Comités de libération sur tout le territoire et des « centres de séjour surveillés » pour les suspects. Pendant cette période dite de « revanche patriotique », les auteurs estiment à plus ou moins 9 000 le nombre d’exécutions sommaires, principalement l’été 1944. Cette épuration, commentent-ils, « ne fut pas le bain de sang vite décrié par certains », elle « fut surtout sans commune mesure avec les victimes de la répression menée par les forces allemandes et leurs supplétifs français. » C’est également l’époque des tontes des cheveux d’environ 20 000 femmes accusées de collaboration. On les dit « poules de boches », alors que l’examen attentif des sources confirme que seule la moitié était accusée de « collaboration horizontale ». Les autres étaient poursuivies pour les mêmes motifs que les hommes (dénonciation, travail avec les Allemands, etc.).
Mais alors pourquoi ce châtiment spécifique, pourquoi « sexualiser » l’épuration des femmes, mettre en scène leur corps, parfois le dénuder ? Les auteurs précisent que, contrairement aux autres violences, celles-ci étaient organisées, préparées, mises en scène avec soin jusqu’au simulacre de procès. Le caractère sexiste de ces châtiments corporels ne fait plus de doute. Fabrice Virgili y a d’ailleurs consacré sa thèse (2004), alors qu’Alain Brossat l’avait mis en évidence le premier (Les tondues : un carnaval moche, 1993). Cela revient à un rétablissement de l’ordre masculin écrivent Rouquet et Virgili : « Le corps métaphore du territoire national, donc symboliquement souillé par l’ennemi, doit être purifié. Reprendre ainsi possession du corps de ces traitresses invite les hommes de France à rétablir une virilité perdue dans les humiliations successives de la défaite et de l’Occupation. » Ils ajoutent : « On a tondu partout » cet été là. « Il est remarquable que les tontes se sont déroulées massivement et dans un quasi-consensus contrairement à ce qu’on dit nombre de résistants après-guerre. »
La seconde vague de violence épuratrice intervient d’avril à juin 1945, quand rentrent d’Allemagne les Français (surtout des hommes) prisonniers, déportés politiques et travailleurs requis du STO. Parmi eux, dans les mêmes trains, ont pris place des dizaines de milliers de travailleurs et de travailleuses volontaires (la face lâche du STO). On trouve également des collaborateurs partis l’été précédent avec la Wehrmacht, qui espèrent profiter de la confusion générale pour se blanchir. Beaucoup sont démasqués, sans compter les résistants qui ne supportent pas de voir leurs délateurs ou tortionnaires libérés parce que leur dossier est trop mince. À cette colère s’ajoute un climat social tendu (ravitaillement défaillant, salaires insuffisants, grèves…) Les lynchages et les tontes reprennent de plus belle. Mais cette fois, le ministre de l’intérieur mobilise les préfets, la police et la gendarmerie – des corps qui avait subi leur propre épuration – pour obtenir, chaque fois, « un désaveu public de ces violences par les partis, associations et groupements. L’objectif est clairement de rétablir le monopole étatique de la violence légitime et d’achever ainsi le processus de restauration engagé avec la libération. » Ainsi, l’été 1945 fait figure de tournant tandis que se poursuit l’épuration dans les prétoires.
Rouquet et Virgili étudient au travers de longs développements, avec de nombreux exemples, toutes les facettes de cette épuration par les tribunaux : collaboration économique, dans l’armée, le clergé, parmi les préfets, les magistrats, le grand patronat, les artistes, les intellectuels, etc. Un travail exhaustif qui synthétise la richesse des recherches entreprises depuis trente ans dans la lignée de Pierre Laborie ou Henry Rousso. Leurs conclusions, en gardant la réserve historienne de mise, apparaissent mitigées. Ils montrent en particulier comment, dans les faits, le rétablissement de l’ordre et la condamnation des violences ont eu un effet paradoxal qui touche à la fois la Résistance et l’Épuration : « Le processus de délégitimation de la violence résistante est concomitant d’une épuration qui, après avoir été encouragé puis discutée, est de plus en plus contestée. Pour beaucoup en ces temps de guerre froide, de guerre coloniale, mais aussi de croissance économique, l’heure est au pardon, à l’amnistie et à l’oubli. » Au lieu d’une émancipation accomplie, du passé on a fait table rase. Dès lors « la postérité de l’épuration se caractérise par sa capacité à créer une mémoire de la victime tout en maltraitant le mythe résistant. Une sorte de souvenir fantasmatique d’autant plus séduisant qu’il contient une part de vérité, mais qui s’affranchit de la connaissance historiographique. À elle seule, l’empreinte de la femme tondue dans l’imaginaire social, emblème de l’épuration, résume la place laissée depuis plus d’un demi-siècle dans la mémoire commune. »
Selon la récapitulation chiffrée retenue par les auteurs, sur environ 310 000 dossiers traités, le bilan de l’épuration est le suivant : environ 9 000 exécutions sommaires (épuration extra judiciaire) ; 767 peines de mort exécutées, 6 335 non exécutées ; 13 339 peines de travaux forcés ; 24 927 peines de prison et 50 223 dégradations nationales. 26 177 personnes ont été acquittées.