Après Gerda est l’histoire d’un livre que Robert Capa a « offert » à Gerda Taro, sa compagne photographe morte sur le front de la guerre d’Espagne à vingt-sept ans. Il aurait pu tout aussi bien s’appeler « Après l’amour ».
Pierre-François Moreau, Après Gerda. Les Éditions du Sonneur, 153 p., 16 €
Le livre a fini par exister : Death in the making, photographies de Robert Capa et Gerda Taro, publié à New York en 1938, et que l’on pourrait traduire par « La mort à l’œuvre ». On le trouve parfois en vente sur des sites spécialisés, à un prix prohibitif. On peut aussi le feuilleter en ligne, mais c’est moins bien. La main a trop besoin de caresser le destin, sentir l’Histoire sous l’odeur des pages jaunies, soulever, oublier le voile triste de l’image : « Ce livre sera brutal, tranchant, blanc, gris, noir. Une lutte, telle que nous l’avons saisie. Pas une ode à la première reporter de guerre tombée au front, à la militante communiste à titre posthume. Pas de lamentations. »
C’est l’histoire de ce livre, de sa conception, que raconte Pierre-François Moreau dans ce roman qui aurait pu s’appeler « Après l’amour ». Ou après la guerre. Ou après la mort. C’est que Gerda, la presque compagne de Capa, le « plus grand reporter de guerre de tous les temps », meurt à vingt-sept ans, écrasée par un char républicain près de Madrid. Pas de mise en scène dans cette scène-là, la mort crue, à laquelle on ne peut pas croire. Capa a perdu la moitié de sa vie, il ne s’en remettra jamais : « Moi, je ne suis qu’une ombre qui tremble, qui grelotte. En plein mois d’août, dans la touffeur du jour, je bois pour me réchauffer. Je suis mort, mais je m’obstine. »
Moreau s’installe dans la tête de Capa : la traversée de l’Atlantique, New York, l’été finissant. Il y a plus confortable. Ça tangue, ça remue, les souvenirs tremblent, le film est parfois granuleux. Aimer Gerda a trop souvent signifié tenter de l’aimer, l’approcher, l’apprivoiser presque. De fait, la belle ne s’en laisse pas conter, ou alors c’est pour la photo, clin d’œil contre clin d’œil. Pour la vie ensemble, il faudra repasser. Et vite. Avant qu’un autre ne lui mette le grappin dessus, ou l’Histoire son veto. Elle, la photographe qui ne craint rien ni personne, n’a pas froid aux yeux : « Autorisée à suivre la XIe Brigade internationale absorbée par la 35e division, sous le commandement du général Walter, elle s’était rendue presque tous les jours à Brunete depuis le début juillet. Elle avalait à pied les dix derniers kilomètres vers le front, appareils, trépied et caméra à l’épaule. »
Jusqu’au début des années 2000, Gerda Taro, née Gerta Pohorylle, Juive allemande qui a fui son pays en 1933, était un peu l’inconnue de la photo. On la voyait toujours dans l’ombre de Capa. Et puis Irme Schaber et François Maspero sont passés par là, commençant d’œuvrer pour sa réhabilitation, sa juste remembrance. C’est que Gerda n’a pas seulement « inventé » Capa, « trouvé » son pseudonyme (il s’appelait en réalité Endre Ernő Friedmann, nom trop juif pour l’époque), changé son allure, elle a aussi photographié, aimé, existé… Dans et hors la légende Capa !
Car légende, ou légendes, de Capa il y a. Et Moreau ne se prive pas de rappeler le plus célèbre de ses démêlés avec la vérité, la mort d’un soldat républicain, photo peut-être-peut-être pas mise en scène, peut-être-peut-être pas prise à l’endroit que l’on croyait. On dirait Capa toujours entre deux histoires, deux vies, deux mondes. Un peu comme Taro, donc. Voilà sans doute pourquoi ils se retrouvent à la guerre, comme en photographie : « Sur le terrain, saisir ce que raconte le moment m’occupe l’esprit. Je ne pense à rien d’autre. Je développe une sorte d’emprise et d’invisibilité. »
L’époque de Capa & Taro, c’est l’épopée des magazines et revues qui comptent leurs abonnés par centaines de milliers, la course contre la mort contre 10 malheureux cents, l’image toujours plus près (la formule est vérifiée par Capa lui-même : « Si vos photos ne sont pas assez bonnes, c’est que vous n’êtes pas assez près »). Life veut plus que de la vie, Vu du jamais vu, etc. Il n’y a donc pas de repos pour les photographes de guerre, que l’éternel. Ce qui se passa pour les deux susnommés, à moins de vingt ans d’intervalle – 1954, en Indochine, pour Capa.
D’une certaine manière, c’est un tombeau d’amour que Capa offre à Taro. Car à la fin (même si l’on peut se demander quelle fin…), le grand reporter parvient à publier son livre, leur livre. Des photos de la guerre civile en Espagne. Des photos d’elle, des photos de lui. Des visages en gros plan, des scènes de rue, la grisaille des combats, les murs décrépi(t)s, des blessés-vivants, la foule le poing levé comme un seul homme et tant d’autres encore… On ne les voit pas ensemble, on les devine. Hemingway et Kertész ont mis la main à la pâte. Et Moreau-Capa de faire de même avec son livre : « En Espagne, nous sommes face à une histoire qui dépasse le cadre de l’image, du récit. Raconter la guerre d’Espagne, c’est comme raconter l’Amérique. Death in the making montrera des fragments qui ne sont pas seulement des faits, des situations, des idées, une esthétique, mais aussi quelque chose d’objectivement humain. Même si au fond ce qui compte pour moi, c’est son hors-champ sentimental. »