Noir, Heidegger ?

Noirs, ils auraient pu être bleus ou bruns (cette dernière couleur restant ambiguë), comme ceux de Wittgenstein rédigés de manière contemporaine ; noirs, reflètent-ils la « noirceur » d’une pensée, celle de Martin Heidegger ? Une grande pensée, non une idéologie, peut-elle être noire ? On sait que toute pensée a ses points aveugles, ses limites, qu’elle peut engendrer une légende noire – Socrate et la corruption de la jeunesse, Spinoza et la querelle de l’athéisme, et tant d’autres –, mais quelle signification pourrait avoir la qualification de noire comme telle pour une pensée ? Noire dans son essence, dans sa mise au service de sombres projets ? 


Friedrich-Wilhelm von Hermann et Francesco Alfieri, Martin Heidegger. La vérité sur ses Cahiers noirs. Trad. de l’italien et de l’allemand par Pascal David. Gallimard, 487 p., 36,50 €


La couleur (ou l’absence de couleur) n’est pas en cause. Les Cahiers noirs de Martin Heidegger, pour leur auteur, ne portent pas ce titre, mais celui de Réflexions et de Remarques. Rappelons qu’il s’agit là de notes personnelles, de l’atelier du penseur, qui toutefois ne se présentent pas comme le Journal de pensée (Seuil, 2005) de Hannah Arendt, laquelle, contrairement à Heidegger, ne destinait pas à la publication ces feuillets, mais vraiment comme des esquisses, des annotations qui accompagnent la rédaction de l’œuvre entre les années (noires) 1931 et 1948 (du moins pour la première partie publiée en Allemagne, car les cahiers se poursuivent jusque dans les années 1970). Cette période est charnière : celle du cycle de la « grosse Politik » qui s’ouvre avec l’engagement de Heidegger à la suite du mouvement nazi, débouchant sur la fameuse élection comme recteur de l’université de Fribourg-en-Brisgau le 21 avril 1933, qui se continue par sa démission et sa prise de distance à l’égard du régime et s’achève par une phase de méditation sur le pourquoi de « l’erreur de 1933 » et d’une telle mésinterprétation du nazisme dont il avait perçu « la grandeur interne » et vu « la possibilité ». Mais c’est aussi la période du très célèbre « tournant », de la « conversion à l’Être » dans la pensée de l’auteur de Sein und Zeit.

Ces cahiers ne sont pas encore traduits en français que l’annonce de leur publication en Allemagne a déjà fait grand bruit dans le monde entier et dans les pays où ils sont disponibles. Articles de presse, de revues dissertent largement sur leur noirceur que seuls, pour le moment en France, les germanistes chevronnés et les spécialistes du philosophe peuvent discerner. C’est dans ce contexte que Gallimard fait le choix de lancer, avant même donc la traduction des sources, un ouvrage de commentaire, une sorte de guide de lecture, sur l’air de « revenir radicalement à Martin Heidegger » − écho au fameux « retour à Freud » de Lacan ? −, sans doute destiné à préparer une réception sérieuse et informée des Cahiers noirs au moment de leur apparition dans les librairies françaises.

Friedrich-Wilhelm von Hermann et Francesco Alfieri, Martin Heidegger. La vérité sur ses Cahiers noirs

Mais ce livre apologétique est étrange. Qu’il nous vienne d’Italie n’est pas en question, puisque l’atelier d’écriture et de pensée de Martin Heidegger y a été publié ; ce qui surprend davantage, c’est bien sa facture : après une introduction de son promoteur, le dernier assistant universitaire de Heidegger et responsable de l’édition des Œuvres complètes (la Gesamtausgabe chez l’éditeur allemand Klostermann), le professeur Friedrich-Wilhelm von Herrmann, un franciscain, spécialiste d’Edith Stein, enseignant la philosophie à l’université pontificale du Latran, Francesco Alfieri, glose, de façon souvent paraphrastique, les extraits les plus sulfureux des Cahiers  afin, en les replaçant dans le mouvement même de la pensée de Heidegger dans ces années 1931-1948, de montrer que ces textes n’appartiennent pas plus à la littérature nazie qu’ils ne peuvent être rattachés à l’antisémitisme. Ce dispositif ne vise qu’un objectif : neutraliser « l’instrumentalisation » qu’est accusé d’avoir commise Peter Trawny, l’éditeur des Cahiers noirs, de ces Réflexions (Überlegungen) et Remarques (Anmerkungen) de Heidegger dans un sens accréditant la thèse du grand philosophe égaré dans l’idéologie nazie et son antisémitisme. L’édition des Cahiers noirs étant non seulement une trahison à l’égard des dernières volontés de Heidegger et de la confiance du professeur Von Herrmann, mais également « rigoureusement non philosophique », il suffira d’une lecture philologique et historico-critique rigoureuse pour démontrer que le signifiant « juif », quand il est utilisé par Heidegger, ne recouvre pas la même signification que celle de l’antisémitisme ; cette même rigueur permettra également d’éclairer la méprise sur la vérité du nazisme reconnue par le penseur de la Forêt-Noire (noire, elle aussi) lui-même.

Cependant, le texte résiste à l’exégèse positive. Tout se passe comme si le « plus grand philosophe du XXe siècle » tentait à toute force de donner un contenu de pensée à des slogans, des stéréotypes, des préjugés, des fantasmes, tout droit hérités du XIXe siècle, et l’on demeure stupéfait de trouver dans ces pages des expressions comme le « jésuitisme » (Jesuitismus), le « monde juif planétarisé » (Weltjudentums), malgré les efforts d’Alfieri pour nous nous faire comprendre qu’il s’agit d’autre chose, sans compter les torsions de Heidegger lui-même qui consacre beaucoup d’énergie à montrer que derrière ces mots propres à agiter les magazines se dissimule, pour ceux qui veulent l’entendre, la grande pensée.

On veut défendre Heidegger de l’accusation d’antisémitisme, disqualifier le diagnostic de Trawny affirmant un « antisémitisme inscrit dans l’histoire de l’être », contrer la thèse de Donatella Di Cesare (Heidegger, les Juifs, la Shoah. Les Cahiers noirs, Seuil, 2016) sur ce qu’elle appelle « l’antisémitisme métaphysique ». Certes le terme d’antisémitisme pour caractériser cette pensée n’est peut-être pas adéquat et cela nous renvoie à toutes les discussions autour de la distinction entre antijudaïsme, chrétien par exemple, et antisémitisme racialiste et biologisant. Mais il y a bel et bien chez Heidegger un antijudaïsme, peut-être vaudrait-il mieux d’ailleurs écrire un « contrajudaïsme », puisque Heidegger fait souvent remarquer que « tout ce qui est anti- provient du même fondement essentiel que cela contre quoi il est anti- » et que précisément il s’agit de s’extraire de ce fondement, dont il importe de comprendre les tenants et aboutissants.

Il se trouve qu’est paru en 2017 un très beau livre de Christian Sommer, Mythologie de l’événement. Heidegger avec Hölderlin (PUF) qui offre un éclairage capital sur les intentions de Heidegger dans ces années noires. Peu après avoir commencé les carnets, il inaugure ses cours sur Hölderlin. Sur la figure et l’œuvre du poète, il va transférer tout ce qu’il avait cru « voir » dans le nazisme et que la réalité « brutale » du mouvement a définitivement précipité dans la « dévastation ». Il ne quitte pas la « grosse Politik » pour autant, au contraire, il y entre pour de bon (après l’échec de son adhésion au nazisme) avec ce que Sommer appelle une « opération de remythologisation », une « théologie-poiético-politique » nouvelle, propre à préparer les voies d’un nouveau commencement pour l’Occident. Cette opération passe par la déconstruction de la défiguration platonicienne et judéochrétienne du premier commencement grec. S’opposer à « l’américanisme », détail intéressant, déjà condamné par Léon XIII comme hérésie en 1899, au bolchevisme, au libéralisme moderne, au planétarisme, etc., oblige à remonter à la source commune qui n’est autre que le judaïsme et sa théologie de la création, véritable cible de Heidegger, puisque d’elle dérive ce que Habermas nommera le « paradigme de la production », qui fait remonter tout étant à l’Être comme à sa cause, manquant ainsi complètement la question de l’Être et enfermant le Dasein dans la « machination » sans fin. Le « caractère juif » ou le « génie juif », ainsi que propose Alfieri de traduire Judentum (on sait que l’usage du neutre en tum chez Nietzsche, Christentum par exemple, vise à distinguer le seul chrétien qui ait existé, Jésus, de l’Église défigurant son message), tout en prenant bien soin de souligner qu’il ne s’agit ni de psychologie des peuples, ni d’anthropologie physique ou culturelle, comme concept qui doit énoncer la généalogie transcendantale de l’homme moderne calculant et produisant, sans « Terre », sans « enracinement » et presque « sans monde », accentue encore la dénonciation. Et l’on reste pantois devant cette caricature grotesque et vulgaire du Juif en « calculateur » exilique qui dénote un manque de culture chez un homme en principe informé s’efforçant de porter des stéréotypes éculés à la conceptualité philosophique. La destruction de la théologie de la création, alors même qu’elle va bien au-delà d’une lecture causale, ou peut-être faudrait-il être plus radical en écrivant qu’elle n’entretient avec elle presque aucun rapport (comme Wittgenstein et Benjamin l’avaient vu), son obsession « contramonothéiste », ce projet, plus tard abandonné, de donner un nouveau « rattachement »/religion renouvelée (Rückbindung) au peuple allemand, aura porté Heidegger à dériver de ce qui fait son importance majeure dans l’histoire de la pensée, à savoir les paragraphes 45 à 53 de Sein und Zeit, dont il écrit dans les Beiträge zur Philosophie (Les contributions à la philosophie, 1936-1938, trad. fr. 2013) qu’il est encore bien loin d’avoir compris la signifiance.


En attendant Nadeau a consacré un dossier à Martin Heidegger, que vous pouvez retrouver en suivant ce lien.

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