Des récits à la puissance deux

L’un raconte, l’autre interprète ; l’un peaufine ses phrases, l’autre débusque le sens, met en perspective les idées et les concepts. Issu de la collaboration de l’écrivain Michael Köhlmeier et du philosophe Konrad Paul Liessmann, ce livre propose douze chapitres à double entrée : un concept ou une idée, un conte ou une figure mythologique.


Michael Köhlmeier et Konrad Paul Liessmann, Qui t’a dit que tu étais nu, Adam ? Tentations mythologiques et philosophiques. Récits traduits de l’allemand (Autriche) par Stéphanie Lux. Actes Sud, 208 p., 21 €


Cette ambition d’accorder aujourd’hui littérature et philosophie peut surprendre, car ces deux disciplines revendiquent souvent un statut différent en Allemagne et ne se trouvent guère réunies que chez de rares auteurs comme Nietzsche. Le fait s’explique d’abord par l’amitié qui lie l’écrivain autrichien Michael Köhlmeier et Konrad Paul Liessmann, philosophe réputé, professeur à l’université de Vienne. C’est cette amitié qui leur a fait découvrir le plaisir du travail à deux voix, auquel ils sont rompus depuis de nombreuses années – par exemple lors des séances du « Philosophicum Lech », des rencontres en public qui se tiennent dans une petite ville du Vorarlberg où tous deux se retrouvent régulièrement. Mais ici leur collaboration passe par l’écriture.

Les contes et les récits mythiques ne fournissent jamais de clé d’interprétation toute prête, pas plus que les épisodes relatés dans les livres sacrés, toutes religions confondues. Parce qu’ils se sont transmis oralement avant d’être écrits, parce qu’ils sont parfois passés par différentes langues, ils peuvent aussi diverger et donner lieu à de multiples exégèses, offrant un vaste champ de réflexion aux clercs comme aux psychanalystes. Tous ouvrent notre monde au merveilleux, au surnaturel ou au fantastique ; ils se déploient sur le mode imaginaire, parabolique ou métaphorique, laissant au lecteur le soin de s’arranger avec le sens. Le travail de Konrad Paul Liessmann s’inscrit donc dans cette longue tradition du commentaire.

Michael Köhlmeier et Konrad Paul Liessmann, Qui t’a dit que tu étais nu, Adam ? Tentations mythologiques et philosophiques.

Dans l’ordre, on commence par lire chaque récit de Michael Köhlmeier comme une recréation littéraire (apparemment bien rendue dans sa traduction française), qui n’hésite pas à prendre quelques libertés avec le modèle dont elle s’inspire. Un plaisir de lecture jamais démenti. Vient ensuite le tour du philosophe. Son intervention fait écho au sous-titre de l’ouvrage qu’ils signent en commun : Tentations mythologiques et philosophiques. Elle commence toujours par la même formule : « Quoi de plus tentant que … », et à chaque fois le thème central du récit qui vient de s’achever est mis sur la sellette. Mais, du même coup, Konrad Paul Liessmann revendique aussi l’aspect subjectif de son interprétation et laisse un espace ouvert à d’autres « tentations ».

Michael Köhlmeier, lui, est un fin connaisseur des récits populaires, mythologiques ou bibliques. Ils nourrissent tant son écriture qu’on croit bien reconnaître ici un fil conducteur qui relierait la personne de « la jeune fille triste », l’héroïne du conte du troisième chapitre, au personnage de Yiza, que nous avions rencontrée dans La petite fille au dé à coudre. Une lointaine cousine peut-être, mais plus perverse et plus cruelle dans sa pseudo-ingénuité, puisqu’elle ne cesse d’être triste qu’en provoquant le malheur des autres, que leur bonté même conduit paradoxalement à « agir contre leur propre intérêt »… L’interprétation de Liessmann, méthodiquement déroulée, porte un coup aux bons sentiments et plonge le lecteur dans la stupeur : la détresse est donc capable d’engendrer le mal, et la compassion de mener à la catastrophe « lorsque pitié et violence ont partie liée » ?

Michael Köhlmeier et Konrad Paul Liessmann, Qui t’a dit que tu étais nu, Adam ? Tentations mythologiques et philosophiques.

William Blake, « Satan Smiting Job with Sore Boils » (1826)

En proposant (et non en imposant) sa lecture des mythes anciens ou des textes religieux, le philosophe montre qu’ils n’ont pas vieilli, qu’ils ont même anticipé ce qui arrive aujourd’hui, pour peu qu’on sache les déchiffrer. Adam et Ève ont été chassés du Paradis ? La belle affaire, si l’accès à la connaissance offre aux humains la possibilité de vivre librement. Asclépios a été foudroyé parce qu’il était sur le point de vaincre la mort ? C’est la sagesse même : Zeus a ainsi évité à l’humanité un plus grand malheur car « les hommes ne sont égaux ni devant la loi, ni devant Dieu, mais ils le sont devant la mort ». Et Liessmann de mettre en garde « les artisans modernes de la longévité et de l’immortalité »… Car toujours le philosophe oriente sa réflexion vers le monde actuel, où le virtuel envahit le réel, où les progrès scientifiques et techniques semblent donner à la vie humaine une nouvelle dimension.

Qui t’a dit que tu étais nu, Adam ? Le titre de l’ouvrage, c’est la question que Dieu pose à sa créature pour la confondre. Mais la chute et la fin de l’innocence marquent aussi le début de la liberté dont l’homme du XXIe siècle peut toujours faire bon ou mauvais usage… L’écrivain et le philosophe s’unissent pour nous offrir une interprétation originale des mythes, à la manière de musiciens qui joueraient une partition à quatre mains. Ont-ils créé (ou vont-ils créer), en associant la fiction à la spéculation, un nouveau genre littéraire dans lequel l’écriture cesserait d’être un exercice solitaire pour devenir un travail solidaire ?

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