Peut-on reprocher à l’auteur d’un livre de ne pas vous donner ce qu’il ne vous a pas promis ? À première vue, non. Et pourtant, on a bien envie d’adresser ce reproche, a priori très discutable, à Mikhail Zygar.
Mikhail Zygar, Les hommes du Kremlin. Dans le cercle de Vladimir Poutine. Trad. de l’anglais par Paul Simon Bouffartigue. Le Cherche midi, 560 p., 21 €
Anne Nivat, Un continent derrière Poutine ? Seuil, 192 p., 18 €
Le contenu du livre de Zygar correspond très exactement à son titre « Les hommes du Kremlin », à son sous-titre « Dans le cercle de Vladimir Poutine » et même à l’illustration de la couverture où l’on voit, derrière une photographie de Poutine, six silhouettes vagues sans visage, bien entendu, sans voix, toutes semblables et apparemment interchangeables et prêtes à s’effacer au premier coup de torchon. On voit défiler le chef de cabinet de Poutine, Dmitri Medvedev, le chef de l’administration présidentielle ukrainienne Viktor Medvedtchouk, le chef adjoint de l’administration présidentielle russe, Vladislav Sourkov, le vice-Premier ministre Igor Chouvalov, puis son successeur Serguei Ivanov, suivi de son successeur Igor Setchine, puis le stratège du Kremlin Viatcheslav Volodine, le ministre de la Défense Sergueï Choïgou le ministre des Finances Alexeï Koudrine.
Zygar expose en détail les intrigues, les manœuvres, les manipulations de ces Machiavel de sous-préfecture qui diffèrent peu finalement des coutumes assez médiocres du personnel politique de la Ve République française, à une nuance près : les présidents français n’ont pas, eux, à la différence de Poutine, la certitude d’être réélus, certitude fondée sur plusieurs éléments que Zygar n’évoque guère : l’absence de tout parti politique réel en Russie, l’absence de candidat alternatif sérieux – à la seule exception, douteuse, du chéri de l’Union européenne et des États-Unis, Alexeï Navalny, ancien organisateur, jusqu’en 2011, de la « marche russe » annuelle du 4 décembre dont la première moitié du cortège défilait en faisant le salut nazi ! – et la mainmise d’un appareil d’État soumis qui améliore les scores réels par le dopage de trafics divers et transforme ainsi en triomphe la réélection assurée de Poutine .
Mais quelles forces sociales dictent leurs désirs, voire leurs volontés, dans les coulisses du Kremlin ? Le livre de Zygar, malgré son intérêt réel, ne permet guère de le deviner. Il laisse donc à peu près intacte l’image relayée par la propagande occidentale d’un président omnipotent, pourtant confronté à des difficultés qu’il a bien de la peine à surmonter. La première d’entre elles est la gigantesque corruption qui ronge la Russie de bas en haut. « En Russie tout le monde vole et le Christ lui-même volerait s’il n’avait les mains clouées à la croix », écrivait Anatole Leroy-Beaulieu dans L’Empire des tsars et les Russes en 1881. Selon lui, c’était là une maxime alors répandue dans le peuple russe. Le clergé de l’Église orthodoxe, qui, lui, n’a pas les mains clouées à la croix confirme aujourd’hui cette vieille vérité. Leroy-Beaulieu ajoutait : « Le grand vice de la bureaucratie russe est la vénalité […] Comme un venin ou un virus répandu dans tout le corps social, la corruption administrative en a empoisonné tous les membres, altéré toutes les fonctions, énervé toutes les forces ».
Rien n’a changé, mais les bureaucrates corrompus et les filous d’hier paraissent aujourd’hui bien modestes comparés à leurs lointains successeurs, dans une Russie où la corruption gangrène de haut en bas l’appareil d’État, l’administration et le milieu des affaires. Certes, Poutine feint de vouloir la contenir et la réduire. De temps à autre, il suspend ou limoge un coupable, simple bouc émissaire d’une pratique immuable. La corruption est, en effet, une composante organique de l’État russe, héritier de l’État tsariste et de l’État bureaucratique stalinien. Le développement des premières mafias, les ravages de la privatisation-pillage d’Eltsine, qui ont décuplé leur appétit et leur puissance, et la lutte des clans dans la Russie d’aujourd’hui, en définissent la réalité. Les sanctions de Poutine ne visent d’ailleurs – sauf rares exceptions – que des personnages de second rang et ne peuvent donc avoir qu’un aspect cosmétique ou propagandiste. Il ne peut prendre de front les corporations bénéficiaires de la chute de l’URSS.
Les manœuvres des uns et des autres se heurtent à cette réalité dont Anne Nivat souligne le revers dans son livre Un continent derrière Poutine ? Elle y souligne un aspect certes connu mais trop souvent occulté : « Selon des statistiques officielles, 21,1 millions de Ruses vivent avec le minimum vital qui s’élève à 146 euros mensuels (90 905 roubles). Cette pauvreté – pire en province qu’à Moscou – concerne environ 14 % de la population. Cependant qu’1 % de la population concentre près de 75 % des richesses au pays » (p. 176).
Anne Nivat promène son lecteur – ou sa lectrice ! – à Vladivostok, Khabarovsk, Irkoutsk, Petrouchovo, Saint-Pétersbourg, et dans la minuscule république dite très abusivement – vu le nombre très réduit de juifs qui l’ont jamais habitée et aujourd’hui moins que jamais – juive du Birobidjan. Cette excursion débouche sur la conclusion suivante : « Les Russes sont habitués à dramatiser : ils accusent les plus hautes instances, puis haussent les épaules. Depuis toujours ils subissent. » C’est effacer de nombreuses pages de l’histoire de ce pays, parsemée de révoltes paysannes, puis de grandes émeutes ouvrières jusqu’à celle des mineurs de juillet 1989… sans oublier bien sûr les révolutions de 1905, de février et d’octobre 1917. La suite est sans doute plus juste : subir… « Jusqu’à quand ? s’interroge Anne Nivat. Une révolte est-elle possible ? […] En privé, quasiment aucun de mes contacts […] ne soutient réellement le pouvoir. Partout, dans toutes les couches de la société, des critiques éclatent au grand jour et elles n’épargnent personne. Et ce n’est pas parce qu’elles ne se transforment pas immédiatement en forces actives d’opposition qu’elles n’existent pas » (p. 177).
Mais il n’existe aucune force sociale ou politique organisée, aucun parti, aucune centrale syndicale à l’échelle nationale capable de nourrir les mécontentements et de les transformer en conscience et en actes. Les partis existants sont des farces, des groupements de corrompus et de mafieux ou des créations parfaitement artificielles. La Fédération des syndicats dits par antiphrase « indépendants » est, sous un nouveau nom, l’ancien syndicat d’État officiel dont les dirigeants appartiennent au parti de Poutine, « Russie unie », et dont la seule activité consiste à participer aux « concertations » tripartites avec l’État et le patronat pour avaliser in fine toutes les mesures dictées par ces derniers.
Poutine règne donc sur un désert politique. C’est ce qui donne à son pouvoir l’apparence – largement exagérée dans la propagande occidentale – d’un pouvoir fort. Chacun à sa manière, ces deux livres, en réalité, le confirment : la Russie d’aujourd’hui, malgré les rodomontades de Vladimir Poutine, est un colosse aux pieds de sable et aux jambes de coton.