Elle a 18 ans, il en a vingt de plus. C’est un acteur reconnu, elle apprend le métier. Il a bourlingué, tout essayé, tout vécu jusqu’à l’écœurement et peut-être jusqu’au désespoir. Elle arrive d’Irlande, elle ne connaît rien, elle veut tout essayer, tout vivre… jusqu’où ? Le livre d’Eimear McBride raconte par le menu ses expériences sexuelles innombrables. Alors, en fin de compte, le sentiment, l’amour ?
Eimear McBride, Les saltimbanques ordinaires. Trad. de l’anglais (Irlande) par Laetitia Devaux. Buchet-Chastel, 374 p., 22 €
Londres dans les années 1990 bouillonne d’une vie intense : Eily, jeune Irlandaise, y plonge pour un « adieu glorieux à ce qu’elle laisse derrière » et pour suivre les cours d’une école de théâtre. Mais la gloire n’est pas pour tout de suite. Pas sûr d’ailleurs qu’elle soit atteinte après un trajet chaotique qui mène de chambres minables en bars louches où « chaque idée tend vers le sexe », quand on est « imbibée d’alcool jusqu’aux os ». Malgré les rappels à l’ordre, les siens propres et ceux des autres (sa logeuse, son « coloc » pour qui elle est « une obsédée sexuelle »), Eily, « de plus en plus défoncée », s’immerge « dans La Nuit des Salopes ». Donc une litanie de scènes explicites, scènes vécues, décrites de l’intérieur avec une étonnante minutie, comme si Eimear McBride avait voulu rédiger un catalogue. Cette saturation du texte donnant parfois l’impression de tourner en boucle pourrait lasser s’il ne nous emportait dans un incessant tourbillon par le dynamisme et les audaces de l’écriture.
Comme Une fille est une chose à demi, Les saltimbanques ordinaires est d’abord un roman du courant de conscience. En outre, il s’efforce de mettre en lumière ce qu’il y a au-dessous de la conscience, en particulier d’exprimer ce que disent les corps, d’en proposer une traduction dans les mots. Il faut donc s’en donner les moyens : déstructurer la phrase, ne pas l’achever, laisser des blancs plus ou moins longs entre les mots, introduire des majuscules là où on ne les attend pas : « Je ferme les yeux Il y a quelque chose Je. Vas-y parle. Je eh bien j’ai couché avec quelqu’un d’autre. » Il s’agit bien de capter les hésitations, les ratés de la pensée mais aussi de tout ce qui relève de la sexualité, par les hésitations et les incertitudes du texte, par les reprises, les regrets, les syncopes. On sait depuis Joyce et Flann O’Brien – n’oublions pas Sterne – que l’Irlande excelle dans le roman dit « expérimental » auquel Eimear McBride apporte sa jubilante contribution. Au lecteur de jouer le jeu, d’autant que Les saltimbanques ordinaires n’est pas un texte savant (rien à voir avec Finnegans Wake). Eily se raconte avec ses mots à elle, en racontant le monde, ou plutôt en l’inventant : « Je regarde Camden depuis le busOhputainohputaincommeçafaitmal ». On déambule dans Londres comme dans les pièces de théâtre, de Richard III à My Fair Lady ou La ménagerie de verre, on en fait et on en voit de toutes les couleurs. On apprend son texte comme on apprend la grande ville : « Des heures passées à boire, en plus de l’exta. Tout se mélange. Le cerveau qui se relâche. J’appartiens à Londres ». Alors, « Dommage qu’elle soit une putain d’actrice irlandaise », vraiment ?
Le rythme change dans une étrange deuxième partie. Étrange et peu cohérente sur le plan narratif, puisque Eily nous donne, verbatim, non seulement la transcription du récit que Stephen, au cours d’une longue nuit, lui fait de sa propre vie, mais celle d’un monologue de l’ex-femme de Stephen. Le récit de Stephen, hanté par les drames et par le spectre de l’inceste et du viol – le Stavrogine des Possédés est à l’arrière-plan –, nous plonge dans une autre tourmente. Car Stephen a été un enfant malheureux, battu et violé par une mère à demi folle, délaissé par un père qui est au mieux « un connard sans intérêt ». Il devient un homme paumé, séparé de sa femme, alcoolique et camé. Il fuit Sheffield pour Londres où il fait mille « boulots merdiques », humilie et trahit ceux qui l’entourent, laisse la dope pour l’héro (à sa sortie de l’hôpital !), se jette en bas d’un immeuble, se rétablit, gagne ses galons de comédien, commet erreur sur erreur, n’a plus le droit de voir sa fille : « Alors je suis parti en vrille… Ça a été le début de la vraie décadence… Il n’y avait plus une once de sentiment dans mon corps, et s’il y en avait eu, je les aurais arrachés avec un couteau. » En fin de compte, « cette putain de vie que j’ai eue, Eily ». Pour Régis Debray, « la responsabilité de soi est déjà un apprentissage assez dur » : en témoignent les parcours respectifs d’Eily et de Stephen…
Il faut trouver, ou retrouver, des sentiments, l’amour. Et ce n’est pas facile, car à la dévastation des lieux, des habitats en particulier, où bien souvent « c’est parti pour une soirée fétide », correspond la dévastation de la vie affective. Et ce que Stephen a raconté à Eily, ce sont « des histoires dégoupillées comme des grenades ». Les deux personnages ne semblent pas posséder de « boussole mentale » – j’emprunte l’expression à André Breton – qui leur indiquerait une direction et donnerait unité et cohérence à leur existence. Stephen emmène Eily à Embankment, au-dessus de Londres. Là on ne prend pas l’amour au sérieux : « Et moi qui pensais que tu croyais à l’amour ? Oui mais l’amour, ce n’est plus ce que c’était. Certes, mais si j’avais été une âme esseulée en quête d’amour ? Tu l’es ? Non. » Et c’est enfin au-dessus de Londres, au sommet de Primrose Hill, que s’embrassent les deux amants, « en apprenant à Londres comment être heureux, car cette fois, on sait vraiment ». Tous deux ont enfin appris qu’« il doit y avoir un peu de beauté, même dans cette vie ». Et, à juste titre, le mot « vie » clôt ce texte foisonnant, nouvelle et attachante représentation de la comédie humaine.