Souvenirs du Livre des morts tibétain

Durant les dernières années de sa vie, Elias Canetti était hanté par l’idée d’un livre à écrire, le livre contre la mort, qui serait, dit-il, le livre de sa vie. L’inédit qu’il laissa, composé de fragments comme autant de réflexions sur les fins dernières, tournait autour d’une certitude : le monde serait réduit à néant à l’instant même où il admettrait l’existence de la mort.


Kim Hyesoon, Autobiographie de la mort. Trad. du coréen par Koo Moduk et Claude Murcia. Présentation de Koo Moduk. Circé, 95 p., 12 €


Avec Autobiographie de la mort, c’est aussi un livre contre la mort qu’a écrit la poète coréenne Kim Hyesoon – un livre conçu peut-être pour éloigner les furies tourmenteuses karmiques qui, dans le Bardo Thödol, Le Livre des morts tibétain, vous poursuivent et sèment la terreur.

Les lecteurs auxquels l’univers de Kim Hyesoon est déjà familier, ceux que n’ont pas rebutés des titres comme Dentifricetristesse Crèmemiroir et Ordures de tous les pays, unissez-vous, ont eu l’occasion de prêter l’oreille à la voix singulière de cette ironiste tellement attachée à bouleverser l’ordre naturel des choses, de cette expérimentatrice qui s’obstine à créer un monde où tout se brise, se disperse, se lézarde, où tout semble en lambeaux, en mille morceaux. L’humour inquiétant de Kim Hyesoon, son érudition qui perce sous ses apartés pleins d’angoisse (« Allô ? Avez-vous commandé la tristesse ? Ou l’angoisse, dites-moi / Avez-vous bien commandé un air froid pour douze fantômes ? »), ses aveux et anathèmes (« Je suis la championne des adieux / Je suis un corps qui a créé un enfant destiné à la mort / Je suis une machine à faire des soustractions / Avec moi n’importe qui devient moins-n’importe qui »), ses métaphores funèbres et ses images glaçantes (« les poètes que je respecte restent accrochés à la mort par le cordon ombilical »), ses inventions verbales, ses sidérantes confessions (« Moi cochon / Cochon exhibitionniste / Je partage mes déchets avec mes lecteurs / Touchez rien n’est plus doux / S’il vous plaît accrochez en l’air ce que j’ai écrit comme on accroche un cochon »), son obsession des fantômes qui se répandent comme la neige de printemps et se vengent, tout chez elle éveille une curiosité nullement morbide, mais génératrice d’un chamboulement comme il s’en produit assez rarement dans une vie de lecteur, qu’il soit un critique sourcilleux ou non (« Bonjour cher critique qui transformez mon poème en bateau de papier et le faites flotter sur l’eau impure », écrit-elle dans Dentifricetristesse Crèmemiroir).

Kim Hyesoon, Autobiographie de la mort.

« Être poète, c’est sans doute nager à contre-courant dans l’océan dit Réalité, ou c’est flotter au-dessus », a-t-elle déclaré un jour à propos de sa poésie. Et d’ajouter que le poète puise la tristesse, l’étrangeté, l’atrocité et la mort dans ce monde. Dans Ordures de tous les pays, unissez-vous !, elle fait allusion à ses poèmes comme à ce qui lui a sucé les moelles, ce pour quoi elle a fait le sacrifice de sa substance vitale, sans craindre d’employer les images les plus viles, ni de descendre dans les profondeurs de ce qui pourrait paraître nauséabond, répugnant.

Autobiographie de la mort, le dernier recueil de poèmes de Kim Hyesoon à voir le jour dans une version française, due à Koo Moduk et Claude Murcia, qui n’a certainement pas été simple à mener à bien, demande au lecteur de convoquer quelques souvenirs de lecture, ceux liés au Livre des morts tibétain.

De même que ce texte fait appel au nombre symbolique 49, les 49 jours du Bardo, c’est-à-dire l’état intermédiaire, incertain, entre la mort et la renaissance, le recueil de Kim Hyesoon est composé de 49 poèmes, décrivant les événements extérieurs ou les soubresauts intérieurs durant 49 jours. La poète était atteinte d’une grave maladie au moment où elle écrivait ce qui ressemblait à une tentative d’expérimenter les trois Bardo : le Bardo du moment de la mort, celui de l’expérience de la Réalité et celui de la recherche de la renaissance. Prenons l’orpheline du huitième jour. Il est dit : « Tu grandis en appelant la mort maman. / Tu bois du jus de mort et comptes des graines de mort. » Le onzième jour, on apprend que « la naissance est toujours une chute », « la mort est un envol ». Le vingt-deuxième jour est celui de Séoul, du livre des morts. Au quarante-deuxième jour, « ton amant mort te propose une rencontre. Il te propose une rencontre dans un café. Il te propose une rencontre dans les toilettes. Il te propose une rencontre dans un hôpital. Il te propose une rencontre dans un pays étranger… »

La Corée spectrale de Kim Hyesoon est une contrée de nulle part. La bouche d’ombre qui s’y fait entendre a des accents qui suscitent une certaine terreur, mais le lecteur traverse les 49 jours d’état crépusculaire comme subjugué par la manière dont la poète évoque notre misère, notre indignité, mais aussi notre drôle de façon de nous colleter avec la mort. Elle s’y emploie en faisant appel à son sens de la dérision, et en tentant d’échapper à sa profonde intranquillité qu’elle masque en nous laissant croire que ses poèmes ne sont qu’un lieu incertain, ambigu, désinfecté…

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