La parution d’Acceptation clôt La Trilogie du Rempart Sud, entamée avec Annihilation (2016) et continuée avec Autorité (2017). Si des explications à l’existence de « la Zone X », région aux anomalies bouleversantes, sont esquissées, l’enjeu de cet ultime tome est ailleurs : dans la tentative de décrire l’inconnaissable, et dans l’usage de la science-fiction comme illustration de certaines considérations politiques, inspirées entre autres par L’Insurrection qui vient.
Jeff VanderMeer, Acceptation. La Trilogie du Rempart Sud 3. Trad. de l’anglais (États-Unis) par Gilles Goullet. Au Diable Vauvert, 380 p., 23 €
Annihilation racontait la confrontation à l’incompréhensible, à l’inconnaissable, se heurtant constamment à la difficulté même de formuler ce que les personnages rencontraient. Une expédition explorait la Zone X, bande côtière du Sud des États-Unis étrangement modifiée, différence radicale impossible à éliminer ou à assimiler, ayant été isolée par le gouvernement. Autorité inversait le point de vue en considérant la zone depuis l’extérieur, depuis le Rempart Sud, agence gouvernementale chargée de la surveiller et de l’étudier. Acceptation, dernier volet de la trilogie menée par Jeff VanderMeer, resserre l’espace et le temps : certains personnages principaux sont de retour dans la zone et s’y retrouvent obligés d’interagir avec elle en profondeur, sans plus pouvoir la fuir ou la rejeter. Des chapitres alternés reviennent sur les jours précédant sa naissance, et dévoilent une expédition clandestine menée juste avant le début du premier livre. Une virée qui, alors qu’il y a eu « plusieurs onzièmes expéditions », n’a même pas droit à un numéro.
Ce dernier tome revient donc sur des genèses plutôt que de proposer un dénouement. L’incertitude sur le sort du monde reste maintenue dans les dernières pages qui reviennent juste avant le début d’Annihilation, sous-entendant que le sens des parcours des personnages compte plus que la résolution des mystères. Mais le sens ne cesse de se dérober. Ce qui est fondamentalement autre, étranger à l’humanité, échappe à ses mots. Bien plus que sur l’origine de la zone, le livre insiste sur sa présence, à laquelle les personnages ne peuvent se dérober, sous forme de « luminosité », ou de manifestations insupportablement étranges, dans une nature exubérante, luxuriante, à peu près normale dans une région subtropicale, mais ponctuellement extrêmement dérangeante parce que frôlant sans cesse les limites du concevable pour les personnages dont le point de vue nous la restitue. Le texte en devient très inhabituel. Tournant autour de l’inexprimable, son propos semble être toujours plus loin, au-delà de ce qu’on vient de lire. Dans la phrase suivante, puis encore dans la suivante.
Un indice sur la signification de ce qu’on a lu nous est paradoxalement donné après la fin du livre. Pour une fois, les remerciements – de plus en plus figures imposées – ne sont pas qu’un retour nauséeux à la platitude du réel, comme des portes de saloon battantes expulsent un ivrogne qui s’attardait à rêver aux étoiles sur le seuil. Jeff VanderMeer y livre cette information étonnante : il a puisé « dans L’Insurrection qui vient, dont l’influence a été énorme sur la manière de penser d’Oiseau Fantôme dans le roman et qui est cité ou paraphrasé à quelques endroits ». L’Insurrection qui vient, ce manifeste anonyme qui a suffisamment inquiété – ou inspiré – l’État sécuritaire français pour qu’il imagine une internationale terroriste dans le groupe de Tarnac. Cette œuvre subversive a donc aussi influencé un romancier américain de science-fiction qui voulait écrire sur une nature modifiée par une force inconnue, insaisissable et incompréhensible. Julien Coupat en agent extraterrestre serait une superbe représentation de la paranoïa policière. Ou de sa tendance à la provocation.
Ce personnage d’Oiseau Fantôme est un clone, un double d’une des participantes à la douzième expédition, la biologiste, à la fois elle – le doute est maintenu dans Autorité – et pas elle. Encore un support rêvé pour la paranoïa. Dans La Trilogie du Rempart Sud, les êtres peuvent changer radicalement à l’extérieur ou à l’intérieur. Quand quelqu’un ressort de la Zone X, on n’est jamais sûr de rien. La biologiste pour autant continue à exister à l’intérieur de la zone, où elle recherche son mari qui faisait partie de « la dernière onzième expédition », mais elle ne rencontre à la place qu’un hibou – celui qui, débordant de la couverture de l’édition française, bouscule aussi graphiquement les habitudes du lecteur. Elle acceptera le changement provoqué par l’influence de la Zone X pour devenir autre chose. Comme John Rodriguez, l’ex-directeur du Rempart Sud, qui se fait appeler « Control » pour conjurer le sort qui fait qu’il a du mal justement à garder le contrôle sur les choses, qu’il finit toujours par échouer. Il prend ses ordres auprès de « Central », l’organisme qui dirige le Rempart Sud. Or, Central, pour lui, ce n’est pas seulement l’autorité professionnelle et étatique, c’est aussi la loi de la lignée : ses grand-père et mère ont été de ses dirigeants. On apprendra qu’ils ont à voir avec le Rempart Sud.
Un autre chef de Central est lié à la Zone X : Lowry, seul survivant de la première expédition, ce qui lui a permis de grimper les échelons cabalistiques de l’agence. Bien qu’Acceptation ait été publié en anglais deux ans avant l’élection de 2016, le personnage a quelque chose de fondamentalement trumpien. Par son physique : « Sa crinière dorée désormais grisonnante plus longue. La tête solide, déterminée, posée sur un cou épais », par son narcissisme tapageur et brutal, par sa paranoïa et sa tendance à la manipulation – les suggestions hypnotiques jouent un grand rôle. Mais surtout par sa possible nature d’agent double. Celui se présentant comme un parangon de pugnacité n’est-il pas finalement – comme Trump avec la Russie – au service de ce qu’il prétend combattre ? Le retour d’un téléphone ancien, trace d’un passé qu’il préférerait oublier, le laisse penser. Jackie et surtout Jack Severance (« rupture » en anglais) se révèlent également particulièrement toxiques en matière de transmission, puisqu’ils poussent le jeune John (prénom dont le diminutif est « Jack »), leur fils et petit-fils, à vivre dans un monde de faux-semblants.
Face à des figures viciées, friables de l’autorité, qui s’avèrent complices de ce qu’elles dénoncent comme le Mal, tous les personnages principaux sont des dissidents qui ne se sentent à peu près bien que dans la marge. Voués par conséquent à la Zone X. Control, on l’a dit. La psychologue, qui multiplie les dissimulations, y compris et surtout vis-à-vis de ses supérieurs. Son adjointe dévouée, Grace, noire, lesbienne et boiteuse. Quant à la biologiste, la psychologue l’a recrutée justement pour son caractère asocial, espérant que ce serait une arme, un atout face à la Zone X. Sa réplique, Oiseau Fantôme, a hérité de la même méfiance vis-à-vis de la société et du même goût pour la nature, mais paraît plus libre, plus adaptée, et donc plus heureuse, comme une forme plus réussie. Enfin, le gardien du phare, qui sera à l’origine de tout et porte en lui la « luminosité », est un pasteur défroqué cachant son homosexualité.
Finalement, la seule attitude possible, raisonnable, souhaitable face à l’inconnu semble bien être l’acceptation. Qu’il reste une part d’inexpliqué, d’inconnaissable. D’abandonner les schémas et les directives d’autorités sclérosées et illégitimes. De quitter le rempart – notion si occidentale, du containment au mur du Rio Grande, des vieux parapets à la ligne Maginot – pour se laisser envahir, se laisser voir, par la « luminosité » ; pour accepter aussi une nature susceptible de devenir monstrueuse, dangereuse, mais qui est surtout autre. L’attention à la nature est essentielle dans La Trilogie du Rempart Sud, à travers ce qu’est la Zone X, à travers la biologiste et Oiseau Fantôme – le nom qu’elle s’est choisi désigne les oiseaux des espèces très rares ou possiblement éteintes sans certitude.
Annihilation, Autorité et Acceptation peuvent être lus comme une fable hermétique, une métaphore complexe et mouvante où domine l’idée du consentement à la déstabilisation radicale, au bouleversement. Au changement. Le vrai, pas ce que la contre-révolution ploutocratique assène indéfiniment comme des « réformes nécessaires ». La psychologue l’écrit au gardien du phare à la fin du livre : « l’acceptation l’emporte sur le déni, et peut-être y a-t-il aussi là-dedans un acte de résistance ».